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spécialistes

, 21:39

Baptiste s'amusait, voici peu, d'un risque qui, au delà des sociologues, touche tous les chercheurs empiriques, celui de devenir, en particulier pour cette maléfique incarnation de l'homme ordinaire connue sous le nom de journaliste, le recours inévitable et le spécialiste obligé, non pas de sa discipline, ni même d'une fraction savante de celle-ci, mais bien de son champ de recherches. Enchaîné à son terrain, condamné à labourer sans cesse les mêmes sillons, le sociologue qui doit tout savoir des gérants de sex-shops, des marins-pêcheurs, des motards, des traders, ou des kinésithérapeutes, finit ainsi, par une sorte de juste retour des choses, par l'effet d'une vengeance immanente, par se retrouver enfermé à l'intérieur de l'objet qu'il s'est donné comme but d'observer. Sans doute faut-il voir là l'expression symbolique du statut dominé dans lequel se situe la discipline, tant les mêmes journalistes ne sauraient attendre d'un mathématicien ou d'un philosophe autre chose que les considérations les plus nobles et les généralités les plus définitives. Il existe pourtant une catégorie de chercheurs pour lesquels sujet et objet se confondent. Et cette situation se produit lorsque la recherche se mue en militantisme, et en apostolat.
Le combat de l'un d'entre eux, rendu public au moyen d'un blog, a récemment bénéficié de l'audience nationale qu'assure un article de l'AFP. L'agence de presse, toujours à la recherche de ces histoires édifiantes dont sa clientèle est friande, tombe ici sur un sujet en or. Adrien, doctorant en biochimie, militant de Greenpeace, a en effet trouvé la formule idéale-typique, puisque son combat méticuleux pour débusquer, traquer, anéantir jusqu'à la dernière molécule toute trace d'huile de palme dans sa consommation personnelle, combinant la noblesse d'une cause juste avec l'astuce des pieds-nickelés, la pugnacité du gaulois et le savoir du scientifique, connaît ainsi un retentissement qui s'étend désormais à l'ensemble du monde francophone.

Une cause de ce type, à la fois, nécessite un certain nombre de dispositions, et s'exerce à l'intérieur d'un espace aux frontières étroites. La connaissance détaillée et encyclopédique qui la caractérise se retrouve dans une certaine catégorie de recherches, portées sur l'exploration, la description, la classification et, par extension, la conservation. C'est cette science de plein air que Pierre Lascoumes, Michel Callon et Yannick Barthe valorisent dans Agir dans un monde incertain, en l'opposant à la science confinée, cachée au cœur des machines obscures de l'expérimentation. C'est à cette science que tout un chacun peut prendre part, puisqu'elle ne réclame d'autre investissement de départ que des yeux, des bras, et des jambes. Tout un chacun, à défaut, peut adopter la cause d'Adrien, suivre ses recettes et proposer les siennes. Mais, rapidement, les limites de la démarche apparaissent.
Car faire de cette huile qui, fondamentalement, n'est ni plus ni moins naturelle qu'une autre, un composant maléfique implique à la fois d'imposer un raccourci essentialiste, et de glisser rapidement sur ce qui pose vraiment problème, les conditions de production de l'ingrédient en question. Un consommateur d'huile végétale dispose d'une variété de choix sans guère d'équivalent, son ersatz animal se limitant pour l'essentiel au fait d'être salé, ou pas. Dès lors, on se doit de répondre à une question fondamentale : de quel avantage décisif l'huile de palme dispose-t-elle, qu'a-t-elle de mieux que le colza, le tournesol, la noix, l'olive, le lin, les pépins de raisin ou même l'arachide, produit certes exotique mais d'usage ancien, de quelle façon cette espèce invasive a-telle réussi à déloger ses concurrentes d'implantation bien plus ancienne ? À cette question, bien sûr, une seule réponse : cet avantage compétitif tient à ses rendements élevés, qui garantissent un coût sans équivalent.

Cette simple constatation complique démesurément le problème. La démarche d'Adrien, typique de cette éthique écologiste qui vise à construire un univers à part, avec ses propres circuits de production et de distribution soumis à des exigences spécifiques et à un contrôle tatillon de la conformité des produits échangés, implique l'adhésion préalable à un certain nombre de valeurs qui sont loin d'être partagées par le reste de la population. Elle ressemble plutôt aux prohibitions religieuses auxquelles se conforment les croyants : et, au fond, on achète écolo comme d'autres se fournissent en produits casher ou halal. Sauf que, là où les religions ne prêchent qu'aux convertis, la démarche écologiste ne peut se concevoir hors de l'universel.
Et le monde, intéressé qu'il est par l'amélioration de son bien-être matériel, pense, et se comporte, tout autrement. Un autre récent article de l'AFP rappelait à quel point la façon la plus polluante de produire de l'électricité, avec des centrales au charbon, gardait la préférence des pays les moins riches, au point que la consommation de charbon a cru de 70 % lors de la dernière décennie. Au demeurant, l'exploitation des gaz non conventionnels dont les réserves chinoises sont données comme énormes devrait à moyen terme permettent de satisfaire les besoins du pays tout en diminuant les émissions de CO2. Mais cette technique, on le sait, au même titre que l'électronucléaire, affronte la prohibition des écologistes. Pourtant, ceux-ci n'ont d'influence que sur ceux qui partagent leurs convictions. Et quand bien même leur habilité, leur capacité à populariser et leur thèses, et les comportements qui les accompagnent, les ont dotés à domicile d'un pouvoir hors de proportion avec leur poids électoral, la mission qui les attend, convertir la Chine et l'Inde qui refusent même que leurs compagnies aériennes s'acquittent de la taxe carbone sur le sol européen, s'annonce biblique. On comprend qu'il soit plus raisonnable de se contenter d'excommunier les réfractaires, tout en limitant ses ambitions à un champ d'action local et microscopique, lequel produit une énorme quantité d'avantages symboliques pour un investissement faible, et un coût limité. En tenant le journal de sa guerre quotidienne contre l'huile de palme, en se donnant l'illusion, non pas tant de l'action que de l'efficacité de celle-ci, on peut, en bon petit soldat, se coucher l'âme en paix, et ignorer de bonne foi à quel point ce qu'on fait relève du dérisoire.

trash bin

, 19:22

Au grand désespoir de ses parents Robin, lycéen au collège Thomas Mann, souffre de sérieux problèmes d'hygiène personnelle. Paradoxalement, le récurage auquel il s'astreindra dans le fol espoir de séduire une de ses camarade de classe, punkette tatouée aux préférences nettement plus risquées, suscitera l'angoisse de sa mère, enseignante en primaire qui voit dans son changement d'attitude un premier pas vers l'accomplissement de sa hantise, revivre le suicide de son père. Heureusement, tout s'arrangera grâce à une catharsis familiale, qui présentera l'avantage supplémentaire de désormais permettre l'économie des séances de psychanalyse maternelles. Olivia vit une relation sans nuage avec sa mère, traductrice divorcée d'origine iranienne travaillant dans un grand organisme international. L'accord sera brisé lors d'une soirée doublement traumatique, avec la pénible perte de la virginité de la fille abandonnée à un gymnaste aussi blond que peu précautionneux, puis la découverte par celle-ci de la liaison que la mère entretient avec un collègue de travail. La paix reviendra lorsque l'adolescence, un temps tentée d'aller vivre avec son père, acceptera le principe de la sexualité des plus de quarante ans.
Ainsi peut-on, d'une manière totalement fidèle, décrire les synopsis des deux premiers épisodes de la fiction réaliste que France 2 présente désormais le mercredi soir, et durant trois semaines. Ordinaire représentante du genre, diffusée en première partie de soirée sur la chaîne publique de plus forte audience, Clash se doit se satisfaire à la longue liste des contraintes qui en feront l'un de ces produits qui remplissent les grilles des chaînes familiales, ni marquants ni scandaleux, fondamentalement consensuels mais dotés de ces quelques aspérités qui suscitent le débat et renforcent les lecteurs de Télérama dans leur conviction de trouver ici une bonne application de la raison d'être de toute fiction, fournir une image fidèle de la réalité. L'ennui fort modéré que suscite ce spectacle supportable ne mériterait guère de commentaires s'il n'était, dans le supplément hebdomadaire du quotidien du soir de référence, présenté sur deux pages et en couverture, comme un événement sans guère de précédent, comme une création aussi inédite que conflictuelle, produit d'une lutte de quatre ans que la productrice détaille dans l'entretien qu'elle accorde au quotidien, et qui s'accompagne de son lot de concessions. Mais pas un mot sur une autre série, bien antérieure puisque la première saison a été tournée durant l'été 2006, Skins.
Bien sûr, Skins ne saurait posséder le monopole de la fiction adolescente, ni celui de suivre le quotidien de quelques membres d'une cohorte de lycéens, ni celui de consacrer chaque épisode à un membre de la cohorte en question faisant face à un problème qui lui est propre, et pas même celui de donner comme titre à l'épisode le nom de ce personnage. Soigneusement tue, cette paternité semble pourtant évidente, même si elle ne va pas au-delà d'une liste d'emprunts.

Car rien d'autre ne rapproche Clash de Skins. Diffusée sur Channel 4, produite par la filiale de cette chaîne publique au financement entièrement privé, Skins, au fil des saisons, fortifie ses principes sans équivalent, qui font de cette série radicalement opposée à toute convention réaliste un objet fidèle à ce qu'il prétend décrire, le moment du passage à l'âge adulte. Skins se situe exactement et dans l'espace géographique, à Bristol, dans un lycée technique, et dans le temps, celui des deux dernières années de la vie lycéenne d'adolescents qui se connaissent depuis toujours mais qui, à la fin du cycle, se sépareront inévitablement pour, souvent, ne plus jamais se revoir. Leur existence, consacrée pour l'essentiel au sexe et à la drogue, et un peu aux études, se déroule dans cette communauté provisoire et condamnée à court terme, et se déploie dans un espace social précisément déterminé, qui oppose l'exubérance désordonnée du lycée public à la rigueur uniforme de l'établissement privé, tout entier consacré à la reproduction sociale des jeunes filles de bonne famille. Leur existence se fait aussi entre eux, pour eux, et contre les adultes, qu'il s'agisse de leur parents, lesquels forment une galerie de personnages qui, dans leur diversité, fondent une typologie complète de toutes les manières de faillir radicalement à leur fonction éducative, ou des enseignants, animateurs socio-culturels essentiellement armés de leur bonne volonté, et de leur croyance aussi naïve que vaine en l'utilité de leur métier.

Skins, enfin, se distingue par la rigueur et la permanence de ses principes esthétiques, maintenus d'un épisode et d'une saison à l'autre, et qui assurent l'homogénéité de l'ensemble malgré des réalisations de qualité inégale. Et ceux-ci s'opposent totalement à la vanité qui sous-tend certains immondices du service public, insupportables à cause de l'agitation incessante d'une caméra tenue à l'épaule, censée véhiculer dans ses tremblements permanents une image de réalisme alors même que l'honneur des cadreurs exerçant dans ces conditions a toujours été d'obtenir l'image la plus stable possible, ce qui, à l'époque des Eclair 16 et autre Caméflex, n'était pas une mince affaire.
Skins, avec ses plans fixes, sa caméra posée et à hauteur des personnages, ses mouvements rares et économes, n'a rien à faire de cette convention-là, ni d'aucune autre, celle, par exemple, de la nécessaire violence des affrontements sentimentaux, celle, plus encore, du réalisme de situations qui, ici, sont toutes parfaitement fictives. Avoir posé des principes radicaux, avoir, aussi, grâce à Channel 4, réussi à s'y tenir explique pourquoi Skins représente ce qu'on peut imaginer de mieux dans le genre depuis le Portrait d'une jeune fille de la fin des années 60 à Bruxelles de Chantal Akerman. Clash, à l'inverse, n'est rien d'autre qu'une mise à jour de La Boum.

interpellations

, 19:42

Il est parfois, pour le militant, des moments historiques. Lui qui, depuis des années, a été de presque tous les combats et de toutes les manifestations, lui qui, stoïquement, a enduré la pluie et la canicule, l'attente interminable et le contrôle d'identité aussi mesquin que tatillon, mais fort courtois, les bruits de toutes espèces mais d'intensité excessive et même, lorsque la fatalité l'a délibérément coincé sous un tunnel juste derrière un excité amateur de burns, les projections de gomme sur la visière de son casque, entrevoit la récompense de ces efforts lorsque le quotidien du soir de référence daigne enfin, si peu que ce soit, accorder quelques lignes à sa cause. Coincés entre avocats et pro-palestiniens, les motards en colère se voient même, symboliquement, dotés d'un statut similaire à celui dont jouissent ces groupes autrement plus respectables, et bien mieux insérés dans l'univers des journalistes. Évidemment, le grincheux soulignera le ton dédaigneux de l'article, son auteur vidant d'un coup, deux jours avant les élections, le stock de réclamations en souffrance, rappelant ainsi que, à l'image des nobles d'autrefois attendus par une horde de gueux tendant sébile au sortir de la messe, les journalistes aussi doivent faire avec leurs pauvres, et, parfois, selon l'humeur du moment, répondre à leurs sollicitations incessantes en leur octroyant, dans un inouï moment de générosité, quelques lignes pour exposer leur cas. Ce qui n'empêche pas la sélection. En effet, les pauvres vertueux, ceux qui disposent d'un crédit suffisant pour que les puissants qu'ils sollicitent, les candidats au premier tour de la présidentielle, leur répondent, se voient seuls accorder un droit de publication.
Étrangement, les motards sont de ceux-là. Unis dans un même combat la FFMC, qui défend depuis trente ans les droits des motards au quotidien, la FFM, fédération sportive du secteur, et le CODEVER, qui assume la lourde tâche de représenter les intérêts de ces randonneurs qui souhaitent continuer à exercer cette activité autrement qu'à pied, ont donc élaboré un texte commun, envoyé à chaque candidat, et où chaque composante du mouvement motard réunifié exposait les revendications qui lui sont propres. L'article du Monde, pourtant, ignore totalement cette particularité. Car son auteur, au lieu de s'informer à la source, s'est contenté de pêcher quelques formules dans un article de Moto-Net, peut-être tout simplement parce qu'il fréquente ce site. Bon exemple de journal en ligne spécialisé, et dont l'engagement pour la cause motarde ne fait pas de doute, Moto-Net a publié un dossier complet sur la question. Se contenter, comme le journaliste du Monde, du rapide résumé qui en est fait, revient à endosser ses raccourcis, ses approximations, et ses erreurs, celles par exemple qui font porter à Jean-Luc Mélanchon, avec ses réponses fournies et détaillées qui démontrent une connaissance inattendue du monde motard, un chapeau qui n'est pas vraiment le sien.

Pour le spécialiste, il est certes un peu facile de s'amuser de ces approximations. Tenter de retracer les conditions exactes de production d'un objet social, une politique publique par exemple, relève sans doute du métier du sociologue, ou de l'historien ; à l'évidence, ce n'est pas celui du journaliste, lequel cherchera plutôt, à l'inverse, à réduire une matière, complexe et spécifique, à ces quelques signes sans importance ni postérité qui remplieront simplement l'espace que son rédacteur en chef lui a accordé. La beauté du web et des hyperliens permet de plus aux obstinés de dérouler le fil, jusqu'à connaître toute l'histoire, du moins dans ce qu'elle a de public. Pourtant, sur bien des points, une question se pose, celle, précisément, des critères de sélection à partir desquels on accordera à telle cause quelques lignes, et des pages entière à telle autre, celle aussi, du traitement journalistique de la question. Empiler dans un même article des revendications sans commune mesure, essayer d'en caser le plus possible à l'intérieur de l'espace disponible, enrober le tout de l'aristocratique dédain que l'on doit aux quémandeurs revient à discréditer et les porteurs de cause, et la manière dont ils s'y prennent. Pourtant, même si sa méthode, inchangée depuis des décennies, commence à lasser, on n'a pas l'impression que le spécialiste de l'interpellation des politiques, que sa routine conduit même à exiger une réponse d'un tas de tôle, soit d'habitude maltraité de la même façon.
On peut, sans difficulté, admettre que des causes soient plus importantes que d'autres, que certaines aient des implications vastes et profondes là où d'autres ne s'adressent qu'à quelques uns. De la même manière, la disproportion entre la gamme infinie, en quantité comme en variété, des demandes et la place dont un journaliste dispose pour en rendre compte impose une sélection sévère. Sur quel critère la pratiquer ? En première analyse, on pourrait recourir à un principe démocratique un peu suranné, un individu, une voix, et compter les forces en présence. Pour la FFMC, c'est assez facile. Pour un parti politique qui ne fait pas preuve de la même transparence, et qui, comme la FFMC d'autrefois, souffre d'une fâcheuse tendance à compter au-delà de ses cotisants, c'est plus compliqué : mais, au hasard, les militants d'Europe Écologie/Les Verts, un parti qui dispose de très vastes possibilités d'expression dans le quotidien du soir, ne semblent guère plus nombreux que ceux de l'organisation motarde française, et le sont dix à quinze fois moins que ceux des grands partis politiques. Pour le journaliste du Monde, la démocratie n'est donc pas un critère valide pour sélectionner une cause. Il faut, alors, s'intéresser à d'autres raisons, sociologiques, la proximité sociale, le partage d'un même capital intellectuel, la sélection d'un autre type à laquelle on procède ainsi, celle d'un lectorat auquel on donnera ce qu'il attend de la manière dont il l'attend. En agissant ainsi, on cesse totalement de s'intéresser à la réalité, et on introduit des distorsions si fortes et si constantes qu'elles interdisent de la voir. Aussi les rappels, et les réveils, périodiques, sont-il brutaux, même si, pour l'heure, ils restent confinés aux périodes électorales, celles, justement, où l'on ne peut faire autrement que de compter des voix : et on pourra, au matin du 18 juin, mesurer la vertu du principe démocratique et la vigueur de l'interpellation en décomptant le nombre de députés respectivement acquis grâce aux 828 321 voix d'Éva Joly, et aux 6 421 802 voix de Marine Le Pen.

forages

, 19:25

Une des vertus du monde réel est que le pire n'y est jamais sûr et que, parfois, la raison l'emporte, quand bien même il lui faudrait pour cela employer des chemins bien tortueux. Le 22 mars, feu le Conseil général des ponts et chaussées a mis en ligne un de ces rapports qui justifient son existence, et qui, répondant à une commande gouvernementale, évalue les possibilités de redonner un peu de vigueur et de travail au corps des Mines grâce aux ressources nationales d'hydrocarbures de roche-mère, terme aussi diplomatique que techniquement exact pour désigner ce que le militantisme écologiste a popularisé sous le nom de gaz de schistes. Il ne s'agit pas en effet seulement de gaz, mais aussi d'huiles, et qui se trouvent dans des couches géologiques bien plus variées que les seuls schistes. Ce rapport intervient à l'intérieur de l'amusant contexte règlementaire produit par la loi du 13 juillet 2011, laquelle interdit l'exploitation et même l'exploration d'hydrocarbures lorsque celles-ci utilisent la technique dite de fracturation hydraulique et révoque les permis déjà accordés, tout en commandant des missions d'information annuelles, ici confiées aux Conseils des mines et des ponts, chargées d'évaluer l'intérêt potentiel de ces ressources : il s'agit, en somme, de faire des recherches portant sur l'exploitation d'hydrocarbures, tout en s'interdisant formellement d'en tirer un quelconque profit.
Ce qui, bien sûr, ne trompe personne, et surtout pas les ingénieurs des mines qui, tout en s'en défendant, construisent une stratégie pleine de pragmatisme laquelle, tenant aussi compte de paramètres sociaux, se déploie en plusieurs étapes et sur deux espaces distincts. Sur le territoire national, deux zones se prêtent à ces recherches : le bassin parisien, plutôt pourvu en huiles, abondamment foré et déjà exploité, et le sud du Massif Central, à la géologie plus complexe et mal connue, où l'on pense surtout trouver du gaz dans une zone riche en parcs naturels et qui comprend aussi, avec Millau, le point focal de la gauloiserie belliqueuse. La procédure envisagée, lente, consensuelle, soumise à l'aval du parlement et des collectivités locales concernées montre que les ingénieurs des mines ont retenu leurs leçons de sociologie de l'action collective, sans pour autant masquer un objectif, et une certitude, puisque ces ressources finiront bien par être exploitées, ici, comme ailleurs.

Car, pour rendre acceptable cet objet interdit, pour reconquérir un terrain entièrement abandonné aux opposants, on compte sur un certain nombre de leviers, en premier lieu sur les exemples étrangers, européens d'abord, polonais avant tout. La Pologne subit en effet une double contrainte, celle d'une production d'électricité alimentée par le charbon national, celle aussi d'une dépendance totale au bon vouloir de Gazprom. Autant dire que la mise en service de Nord Stream, ce gazoduc sous-marin conçu exclusivement pour le confort allemand, et qui contourne soigneusement et la Pologne et les états baltes, transformant la dépendance en asservissement, constitue à la fois un puissant levier pour le développement accéléré des ressources locales qu'on présente, malgré quelques déconvenues, comme les plus importantes d'Europe, et un gage d'assentiment populaire. Mais d'autres pays risquent de montrer la voie, en particulier la Grande-Bretagne qui doit faire face à la baisse de ses ressources en mer du Nord. Mais naturellement l'exemple majeur, comme souvent, vient des États-Unis.
Le rapport des grand corps techniques s'étant longuement sur la question, montrant si besoin est à quel point l'exploitation des hydrocarbures non conventionnels bouleverse l'économie du pays bien au-delà de son seul approvisionnement énergétique. Un article récent des Echos permet de mesure l'impact réel de la fracturation hydraulique : le gaz, cette ressource que l'on ne peut exporter sur de grandes distances qu'en procédant à une coûteuse liquéfaction, connaît de fortes variations de prix selon les aires géographiques. Et désormais, grâce aux hydrocarbures de roche-mère, le coût du gaz est trois fois moins élevé aux États-Unis qu'en Europe.

Voilà pourquoi ce même ministre qui vient, sans vergogne et sans montrer le moindre respect des décisions de justice européennes, tout juste d'éradiquer les dernières pousses de maïs génétiquement modifié, autorisera, au grand dépit des opposants, l'exploitation des hydrocarbures non conventionnels. C'est que les plantes au génome trafiqué permettent de mobiliser un riche imaginaire de craintes sans pour autant présenter d'avantages compréhensibles au commun des mortels. Le gaz, cette vieille connaissance, cet énergie propre, ne souffre pas des mêmes handicaps, et les inévitables nuisances de son exploitation resteront purement locales, tandis que les avantages, eux, seront répartis sur tout le territoire, et s'exprimeront de la manière la plus lisible, en euros, sur une facture. Le même numéro des Echos rappelait ce que coûte à la collectivité sa dépendance aux importations d'hydrocarbures : on ne peut douter qu'il suffira d'une stratégie astucieuse, telle que la préparent les corps techniques, et de quelques années pour que les forages dans la roche-mère produisent autre chose que de la connaissance. Dr Goulu l'avait écrit voilà déjà quelque temps : inévitablement, on brûlera tout.

moratoire

, 19:33

La radicale cure d'écologie que s'imposent depuis quelques années les politiques ne va pas sans effets secondaires nocifs, puisqu'il est à craindre que certains n'aient perdu dans l'affaire le sens du métier qu'ils exercent. Naguère, les coups tordus se méditaient soigneusement, dans l'ombre, et se dévoilaient discrètement, au dernier moment, prenant l'adversaire de court. Mais rien de semblable avec Nathalie Kosciusko-Morizet. Sa volonté sans faille d'éradiquer le MON810 de Monsanto, ce maïs transgénique tenace comme du chiendent mais dont la culture est autorisée en Europe, ne s'embarrasse pas de subtilités tactiques. Or, malheureusement pour elle, son atout maître, la carte de l'interdiction, a déjà été jouée, en perdue, puisqu'aussi bien le Conseil d'État que la Cour de justice de l'Union européenne, jugeant les argument du ministère peu convaincants, ont annulé sa décision. Dès lors, il devenait de nouveau possible, pour les audacieux qui s'y risqueraient, de semer la graine en question. Aussi a-t-il fallu, pour les combattre, monter une machination diabolique : en retardant jusqu'à la toute dernière extrémité, à savoir le début des semailles du printemps, l'interdiction du maïs maudit, on gagnait une campagne, puisqu'on empêchait ainsi, au moins pour cette année, Bruxelles de réagir à temps. Malheureusement, pour que ce plan secret fonctionne, il était indispensable de l'exposer au grand jour. Ainsi, dûment mis en garde, les agriculteurs éviteraient le poison du géant américain pour se fournir en bonne semence coopérative et brevetée chez Maïsadour, en attendant l'interdiction, qui, comme l'annonçaient mardi dernier Les Échos, ne saurait tarder.
Quelques jours plus tard, en effet, le moratoire était prononcé, fournissant au passage l'occasion d'un amusant exemple pratique de travail journalistique, avec la comparaison entre la dépêche de l'AFP et sa version publiée dans le Monde, puisque le quotidien du soir reprend mot pour mot dans son édition en ligne le contenu diffusé par l'agence de presse, contenu auquel il ajoute deux courts paragraphes, pour préciser que, après l'action des faucheurs de maïs, Monsanto avait de toute façon décidé de ne pas commercialiser en France la semence de la discorde, avant de conclure que le "géant américain" traînait derrière lui un lourd passé de "scandales sanitaires". Justifié pour la forme par de nouveaux doutes scientifiques dont il importe peu qu'ils ne concernent pas la variété en question, ce moratoire apporte une preuve superflue de plus, celle de la déliquescence totale de l'art politique en cette fin de mandat, puisqu'on ne cherche même plus à trouver une astuce, si pauvre soit-elle, pour camoufler une décision illégale et que, bien au contraire, on choisit de la proclamer à la face du monde, et accessoirement dans celle de la Cour de justice de l'Union qui, certainement, saura s'en souvenir.

Ainsi donc ce maïs perfide qui existe depuis bientôt vingt ans et dont on attend, avec espoir et patience, depuis lors, qu'il veuille bien faire la preuve de sa nocivité, se trouve de nouveau interdit d'emploi en attendant, bien sûr, que Bruxelles, une fois encore, ne rapporte la décision. Ce qui, comme toujours, pose une série de questions intéressantes, la première étant de savoir que faire lorsque, loin de défendre le droit, l'État à la fois absout les délinquants qui viennent jusque dans vos champs étêter les épis qui leur déplaisent, et contredit une décision de la plus haute instance judiciaire européenne, rendant tout recours inutile, anéantissant par ces deux actions conjointes la force même du droit.
Tout va dépendre du degré de liberté dont on dispose. Ainsi Vilmorin, l'ami des jardiniers, quatrième semencier mondial, qui avait déjà délocalisé en Israël sa recherche dans les tomates transgéniques, fatigué de dépendre de Monsanto, inquiet d'un avenir qu'il ne souhaite pas affronter seul, s'associe avec l'allemand KWS pour développer des semences de maïs OGM, qu'il prendra soin de ne pas diffuser en France : dans une stratégie caractéristique de fuite, le semencier va donc développer en commun avec un autre acteur minoritaire du secteur ces plants transgéniques qu'il vendra à qui en voudra, se tenant prêt à les proposer, le cas échéant, même aux agriculteurs français, lesquels, à l'inverse, attachés à leur capital terrien, ne peuvent que subir et protester. Ce qui a une autre conséquence, d'ordre économique.
Acteurs du même secteur, Vilmorin et ses clients relèvent pourtant de deux logiques parfaitement disjointes. Filiale du groupe coopératif Limagrain, Vilmorin s'est développé de la façon la plus capitaliste qui soit, en rachetant dans le monde entier des semenciers aussi bien que des spécialistes du génie génétique. De la sorte, il réalise aujourd'hui près de la moitié de son chiffre d'affaires hors d'Europe. Comme tant d'autres, sa volonté de préserver son avenir l'a poussé à aller chercher ailleurs ce que son marché domestique ne pouvait lui offrir, gagnant du coup son indépendance à la fois à l'égard du marché en question, et d'un État naguère puissant, mais qui ne possède aujourd'hui plus guère de capacités de nuire aux grandes entreprises, en dehors des vitupérations et des vaines menaces. Les agriculteurs locaux, à l'inverse, portent un double fardeau, et ne possèdent qu'un seul moyen de fuir, en changeant de métier. Aussi les deux autres options synthétisées par Albert Hirschman leur sont-elles ouvertes. La contrainte, en bannissant le maïs américain de l'offre de leur fournisseurs, s'imposera de toute façon à eux, privant la loyauté de toute valeur puisqu'elle sera subie. Mais la prise de parole, dans un univers pour l'heure monopolisé par le clan d'en face, pourrait, progressivement, à mesure que les avantages compétitifs qui font le succès mondial des semences transgéniques en général et du MON810 en particulier, dégraderont leur compétitivité, gagner en importance, et aller un peu plus loin que l'édition de T-shirts.

ubispy

, 19:16

Survivre après la chute du mur et l'arrivée sur le marché de développeurs venus d'Europe de l'est, à la compétence inversement proportionnelle à leurs exigences salariales, a constitué pour les studios de jeux vidéo du vieux continent un défi auquel ils n'avaient pas songé, et qui fut fatal à bien d'entre eux, à commencer par le légendaire Bullfrog. D'autres, comme les allemands de BlueByte, installés dès 1988 à Düsseldorf, ville dont la sinistre réputation fut connue du monde entier au travers des œuvres neurasthéniques des Kraftwerk, NEU! et autres Wim Wenders, résistent en labourant encore et toujours le même sillon. En l'occurrence, les geeks de la Ruhr déroulent un même fil, celui de ces jeux de stratégie où l'on construit un univers, dont The Settlers, désormais dans sa septième incarnation, reste l'étendard. Moins paysanne, plus commerciale, et bien qu'appartenant elle aussi à cette catégorie de jeux passablement ennuyeux et significativement addictifs dans lesquels on recommence une partie avec comme seul objectif de vérifier les effets de la modification d'un unique paramètre, et qui perdent tout leur intérêt dès lors qu'on a entièrement compris de quelle façon ils fonctionnent, la série des Anno, après avoir épuisé les ressources d'un passé plus ou moins lointain, s'aventure aujourd'hui dans le futur proche, en faisant malgré tout un bon en avant d'une amplitude raisonnable puisque la nouvelle aventure se déroule en 2070. Mais la survie de BlueByte a eu son prix puisque, en 2001, le studio allemand a été absorbé par Ubisoft, lequel compte visiblement fermement s'inscrire, au même titre que les Apple, Microsoft et autres Gallimard, sur la liste de ces entreprises décidées à ne pas laisser s'échapper la plus infime occasion de monnayer quelque chose, cette obsession s'exercerait-elle au détriment de leurs clients, et de leur vie privée.

D'une manière devenue classique Anno 2070 peut s'apprécier de deux façons, seul, ou en compétition avec d'autres joueurs. Si le premier mode a longtemps connu une certaine stabilité, dépendant qu'il était des progrès chancelants de l'intelligence artificielle le second, avec le web, a abandonné la formule du client-serveur sur réseau privé pour, à travers le web, dépendre désormais des seuls éditeurs qui, avec les jeux en ligne, ont découvert et consciencieusement exploité une mine d'or. La tactique d'Ubisoft, avec Anno 2070, consiste à faire en sorte que, désormais, quand bien même il n'aspirerait à rien d'autre qu'à faire prospérer son petit monde dans son petit coin, le client solitaire n'échappe plus à ses filets. Payer son dû à Amazon reste une condition nécessaire avant de jouer à Anno 2070 ; mais elle ne suffit plus. Ubisoft impose à ses clients une inscription sur son site web à l'occasion de laquelle l'entreprise, couverte par sa déclaration à la CNIL, recueille sans aucune justification le sexe, le prénom, le nom et l'âge du joueur. Contrairement à ce qu'annoncent de façon mensongère les petits caractères au bas de la jaquette du DVD, cette inscription n'est pas seulement requise pour jouer en ligne puisque chaque nouvelle session en solitaire implique une connexion, et une identification préalable auprès d'Ubisoft : en plus de son état-civil, la société connaît donc les habitudes du joueur, la fréquence, sans doute la durée, de ses séances, et, bien sûr, son adresse IP. Il serait intéressant de savoir si elle a aussi pris la peine de prévenir la CNIL de l'usage qu'elle fait de ces données lesquelles sont, elle aussi, parfaitement confidentielles. On imagine l'intérêt commercial qu'une entreprise peut avoir à collecter ces informations, et plus encore à les croiser avec celles que, bon gré mal gré, ses autres clients lui fournissent : la charte d'atteinte à la vie privée que revendique Ubisoft ne laisse en tout cas aucun doute sur la nature comme sur l'ampleur de cette exploitation.

Pourtant, cette situation ne semble inquiéter personne. Et si l'on reçoit les échos d'un vif mécontentement, celui-ci vise une tout autre tactique de monnayage. Le système de gestion de droits du jeu limite en effet le nombre des installations possibles, dans le but évident de venir à bout du marché des jeux d'occasion. Que ce soit cette caractéristique, certes pas anodine mais purement pécuniaire puisqu'elle ne fait perdre aux joueurs que quelques sous, qui suscite des réactions, et pas la longue liste des atteintes à la vie privée dont ils ont pris leur parti, à supposer qu'ils en aient conscience, en dit long sur ce que les amateurs de bidules numériques de tous ordres sont près à accepter sans réagir, dès lors que leurs intérêts matériels ne leur paraissent pas menacés, dès lors aussi que ces atteintes semblent désormais indissociables du prix à payer pour accéder à ces objets sans lesquels la vie en société ne peut plus guère se concevoir.
Alors, tant pis : plutôt que de clamer dans le désert, choisissons la fuite et l'individualisme, tournons le dos aux exploiteurs, ressortons les vieilles machines, et rejouons à Dungeon Keeper 2, cet invraisemblable chef-d'œuvre de félonie fin de XX ème siècle, avec ses travailleurs infatigables qu'une bonne claque rendait bien plus productifs, ses démons péteurs atrabilaires, et ses gentilles fées qu'on prenait un immense plaisir à torturer dans le seul but de les entendre pousser ces petits cris absolument délicieux, ce jeu dont, à peine dix ans plus tard, la possibilité de création semble à ce point hors d'atteinte qu'on se demande comment diable il a bien pu exister, mais qui rappelle à quoi ressemblait la liberté, voilà maintenant un millénaire.

orcs

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Les orques sont-ils des êtres humains comme les autres ? Il fallait bien un juge fédéral pour répondre à une question aussi vitale, et constater que, effet sans doute d'une invraisemblable étroitesse d'esprit, la constitution américaine ne prévoyait pas d'étendre aux animaux l'interdiction de l'esclavage. Les propriétaires de zoo marins, au demeurant, auraient tort de croire qu'ils peuvent s'en tirer à si bon compte, puisque l'offensive des porte-parole du mal-être animal ne connaît pas de frontières, et s'est dernièrement manifestée aux Pays-Bas. De sa plus belle plume, et jugeant la nouvelle d'importance suffisamment planétaire pour, fait rare, traduire sa missive en anglais, Henk Bleker, ministre de l'agriculture, a écrit à la présidente du parlement pour lui expliquer à quel point il était désolé de devoir refuser aux associations qui en avaient fait la demande la remise en liberté de Morgan l'orque, alors séquestré au Dolfinarium de Harderwijk.
On pourrait, évidemment, régler l'affaire d'un haussement d'épaules. Ou, en creusant un peu, s'intéresser à ces activistes qui, par delà des frontières infranchissables, communiquent avec les animaux au point de connaître leurs pensées : on constaterait alors que leur extraordinaire don reste bien sélectif, et que leur amour immodéré pour les bêtes noires et blanches s'accompagne de la plus profonde indifférence à l'égard de celles qui, à l'image de la charmante rosalia, ont le malheur de n'être ni grosses, ni mammifères.

Mais ces revendications illustrent des questions intéressantes, qui portent sur les intérêts qui les sous-tendent, mais aussi sur la tactique employée, tactique que l'on rencontrera de manière systématique dès lors que l'on s'intéresse à l'activisme écologiste, par exemple dans la question déjà brièvement évoquée des barrages de la Sélune. Deux ouvrages vieux de trois quarts de siècle doivent en effet être démolis sur cette petite rivière de la Manche, selon des modalités précisées dans cet article des Échos. Conduisant à préférer les saumons aux humains, et à supprimer une source d'électricité renouvelable, si modeste soit son amplitude, afin que les premiers retrouvent la rivière dans son état supposé, ou présenté comme, naturel, l'opération suscite quelques oppositions au niveau local. Première du genre, elle se heurte aussi à nombre de difficultés techniques, et d'incertitudes financières et environnementales. Mais ce caractère pionnier ne découle pas de propriétés particulières, mais d'un simple hasard du calendrier puisque, les concessions de ces barrages venant à échéance, la remise en cause de leur existence devenait possible. L'objectif, en d'autres termes, n'est modeste qu'en apparence, et l'on ne peut manquer de faire le lien avec une autre revendication du même ordre, mais de bien plus grande échelle.
Car demander la fermeture de Fessenheim parce qu'elle est la plus vieille centrale nucléaire d'EDF obéit à une stratégie similaire et aussi élémentaire qu'efficace, au moins auprès du grand public. Elle permet de présenter une requête d'une ampleur limitée, très éloignée de revendications plus globales et bien plus radicales, lesquelles réclament l'abandon définitif de l'électronucléaire, et donc de paraître, auprès du grand allié politique, comme un partenaire raisonnable et ouvert au compromis. Sauf que l'ancienneté de Fessenheim la rend unique seulement parce que nombre d'autres réacteurs, appartenant à la première génération, tels ceux qui utilisaient la technologie graphite-gaz, ou Brennilis, seul exemple national de la filière à eau lourde, ont déjà été retirés du service, et sont en cours de démantèlement. À l'inverse, Fessenheim, première d'une longue lignée qui fait l'homogénéité du parc français, abrite les premiers des 58 réacteurs de la seconde génération, ces centrales à eau sous pression aujourd'hui toutes en service et, sans doute, encore pour longtemps : décider, à titre de modeste concession à un allié turbulent, sa fermeture anticipée revient à légitimer toutes celles qui suivront, dès lors que leurs réacteurs atteindront le même âge.

Ainsi fonctionne cet activisme, en visant le très long terme, en présentant des requêtes stupéfiantes dont il sait très bien qu'elles seront refusées avec comme seul objectif de les voir, comme disent les politistes, inscrites à l'agenda, en exploitant, un pas plus loin, la plus mince opportunité offerte par la situation politique ou juridique pour s'y installer et créer un précédent, en produisant en somme tout un lent travail d'érosion grâce auquel la falaise finira bien par tomber. Ce qui pose la question de savoir pour qui et au nom de quoi travaillent ces activistes, question à laquelle le dernier numéro de Vingtième Siècle, dans lequel on trouve des contributions relatant le parcours des environnementalistes depuis le milieu du XIXème siècle, apporte des réponses utiles. On y voit notamment s'affronter deux conceptions irréconciliables de la protection de la nature, avec, pour citer Charles-François Mathis, d'un côté la préservation, qui milite pour une nature vierge exempte de toute présence humaine, et de l'autre la conservation, adepte de la gestion raisonnable des ressources. Sans doute la seconde acception rencontrera-t-elle l'écho le plus favorable, et l'assentiment le plus répandu. Pourtant, les défenseurs de la libre circulation des orques et des saumons, qui envisagent pour les animaux et les hommes des destins radicalement disjoints, appartiennent incontestablement à la première espèce. Et derrière l'exhibition des célébrités prêtes à se sacrifier pour une bonne cause, du moment qu'elle fait parler d'elles, derrière les intérêts très concrets et déjà analysés de ces catégories sociales qui parviennent encore à faire financer leurs loisirs privés par la puissance publique, se profile une conception encore confidentielle et d'un relativisme radical, mais qui travaille sans relâche à sa légitimation, et à cause de laquelle, faute de prudence et d'attention, il se pourrait que la lutte immémoriale entre orques et humains se résolve au profit des premiers.

mur

, 19:37

Bien sûr, un programme électoral n'est jamais qu'un empilage de thèmes en vogue, le jeu consistant à piocher dans le fonds commun des sujets obligés, la dette, le chômage, la protection sociale, de manière à composer un menu personnalisé qui obéira à une double contrainte, se distinguer de l'adversaire tout en restant suffisamment simple et concis pour tenir sur une dépêche d'agence, ou dans un sujet de journal télévisé. Mais il n'est pas superflu d'aller voir ça de plus près, et de creuser un peu une proposition particulière d'un parti spécifique, puisqu'une des propriétés du parti en question tient dans sa forte signature intellectuelle, qui lui permet d'appuyer son programme sur une quantité d'études, et sur de gros bataillons de militants-chercheurs. Les Verts l'affirment, leur révolution écologiste entraînera la création d'au moins 600 000 emplois, étalée sur cinq ans ; Il serait sans doute un peu mesquin de souligner le procédé, le cumul permettant de grossir des effectifs qui ne représentent jamais que 120 000 postes par an, alors même que l'UNEDIC, écrivent aujourd'hui Les Échos, prévoit pour 2012 200 000 suppressions. La réalité semble en effet bien cruelle, et les récents licenciements chez Vestas, comme d'autres l'ont déjà noté, sonnent comme un douloureux rappel pour ceux qui veulent ignorer que celle-ci a toujours raison. Ce qui ne rend que plus intéressante l'analyse de la manière dont il sera bientôt possible de renverser les montagnes, et de créer des emplois durables et rentables sur la base d'activités subventionnées.
On s'appuiera pour cela sur une étude parmi d'autres, produite en l'espèce par Philippe Quirion, chargé de recherche au CIRED, institut qui semble s'occuper pour l'essentiel de modéliser le fonctionnement des économies peu productrices de CO2, à l'intention du WWF, et qui présente un scénario grâce auquel la réduction de 30 % de ses émissions de CO2 permettra au pays de gagner 684 000 emplois. Inspirée des travaux de l'association négaWatt, cet article s'en éloigne en un point crucial, puisqu'il ne s'intéresse pas au sort de l'électronucléaire ce qui, en plus de créer une divergence sensible avec le programme Verts, n'est pas sans conséquence. Cette impasse bouleverse, en fait, le scénario. Car si celui-ci insiste sur la réduction du recours aux énergies fossiles, c'est parce que, à cause cette production d'électricité décarbonnée qui caractérise la situation française, il ne reste guère ici d'autres sources significatives de CO2. Or, arrêter les centrales nucléaires entraîne inévitablement une hausse des émissions de carbone puisque l'on aura supprimé le principal moyen d'obtenir de l'électricité sans carbone, moyen dont on sait l'importance qu'il occupe dans notre pays, et qu'il faudra bien remplacer par quelque chose, puisque, pour faire face à l'arrêt de 80 % des capacités de production d'électricité, la sobriété risque de ne pas suffire. Mais l'étude présente malgré tout un intérêt essentiel puisque son auteur, en économiste, détaille avec précision, secteur par secteur, les mutations du marché de l'emploi que ses propositions entraînent ; il ne dit mot, par contre, des conséquences sociales de son économie nouvelle.

La grande mutation verra donc la migration d'emplois détruits, dans l'automobile et les énergies fossiles, vers des secteurs en croissance, les filières renouvelables et l'efficacité énergétique, et le bilan en sera fortement positif, puisque le contenu en emplois de ces nouvelles activités est bien supérieur à celui des "secteurs en décroissance", tandis que la mutation sera d'autant plus bénéfique que les emplois en question, peu qualifiés pour l'essentiel, correspondent précisément aux capacités des plus gros effectifs de chômeurs. Cela semble si merveilleux que l'on se demande pourquoi diable ne pas y avoir pensé plus tôt, et dans quels sombres détails celui-ci peut bien se cacher.
Une partie significative de ces emplois, pour commencer, n'a rien de neuf puisque le vocable d'efficacité énergétique recouvre ce que l'on appelait autrefois plus prosaïquement travaux d'isolation thermique ; ces travaux, certains les ont réalisés depuis fort longtemps et sans l'aide de personne. Mais inventer un nouveau terme pour désigner une pratique ancienne permet de revendiquer la paternité de la pratique en question, et on aurait bien tort de se priver de ce bénéfice symbolique, et gratuit. Ces emplois, de plus, comme une bonne partie de ceux qui seraient générés par l'implantation d'éoliennes et de centrales photovoltaïques, appartiennent à un seul secteur, le BTP lequel, faute d'attractivité, éprouve déjà des difficultés à satisfaire ses besoins de main d’œuvre. En outre, et par définition, ces emplois n'auront qu'un temps : et il est quand même surprenant que les spécialistes auto proclamés du durable se préoccupent si peu du long terme.
Le grand changement connaîtra aussi son volet industriel, la destruction des emplois dans l'automobile étant compensée par les transports en commun, et l'énergie ; mais là, plusieurs difficultés surgissent. Ces industries, d'abord, ont cessé d'être une spécialité locale, et si le carnet de commandes d'Alstom reste bien garni, c'est en partie grâce à la demande en infrastructures des pays émergents. Encore peu à même de produire ces structures complexes que sont les avions, les turbines à gaz, ou les centrales nucléaires, ils sont, et les exemples de la filière photovoltaïque en Chine ou de l'indien Suzlon le montrent, totalement compétitifs lorsqu'il s'agit de technologies plus accessibles et adaptées à la grande série. Les déboires de Vestas ou de Photowatt sont là pour rappeler à qui profitent des subventions que payent les seuls consommateurs locaux.
Car le troisième obstacle est d'ordre financier. Rémy Prud'homme a montré que l'abandon de l'automobile au profit des transports en commun implique un transfert d'un secteur fortement bénéficiaire à un autre, lourdement subventionné. Il en va de même avec cette efficacité énergétique, les normes nouvelles renchérissant significativement un coût de la construction victime de la hausse des matériaux, et rendant donc plus coûteux un logement qui trouvera de moins en moins d'acheteurs. Quant à l'énergie, on sait ce que les filières vertes doivent à des subventions massives qui seront d'autant plus difficiles à camoufler dans un coin de la facture EDF, sous l'appellation fallacieuse de service public d'électricité, que ce poste augmentera à mesure de l'accroissement des investissements qui, désormais réalisés en mer, prennent l'apparence d'une fuite en avant.

Le scénario analysé ici présente donc un petit écart par rapport au programme des Verts, puisque le nucléaire n'y est pas mentionné, et comprend un grand et paradoxal oublié, le CO2. Une analyse récente du CEPOS, think tank danois composé d'incorrigibles libéraux, dévoilait la face cachée du pays le plus éolisé d'Europe. D'après les données d'Eurostat, un français a généré en 2009 8 tonnes de gaz à effet de serre, un danois 11 tonnes ; bouleverser l'équilibre actuel de la production d'électricité se paiera donc d'une double hausse, des tarifs, et des émissions de CO2. Le scénario des 684 000 emplois consiste donc à détruire des postes doublement rémunérateurs, en tant que tels et par les recettes fiscales qu'ils génèrent, dans l'automobile et les énergies fossiles, pour créer des emplois subventionnés dans le BTP et les transports en commun, avec comme seule justification de réduire les émissions de gaz à effet de serre d'un des pays les moins émetteurs dans la zone développée la moins émettrice : on ne s'étonnera donc pas s'il s'écrase en prenant contact avec le mur de la dette, et le pavé tranchant de la réalité.

déconstruire

, 19:48

Ainsi donc, les journalistes de la grande presse se mettent à leur tour aux innovations lexicales, investissant un domaine autrefois réservé aux producteurs de théories à la française, puisque ces innovations jouent un rôle déterminant dans le succès public de leurs auteurs. Après le constructivisme ou le post-modernisme, qui ont transité par la critique architecturale pour finir recyclés chez les sociologues, voilà que le déconstructivisme semble inspirer les rédacteurs de gazettes. Car quelle autre influence pourrait expliquer l'emploi, dans la presse écrite ou télévisée, du terme de "déconstruction" pour qualifier la démolition du TK Bremen, ce petit cargo de 6 000 tonnes échoué sans pertes humaines sur une plage du Morbihan ? Quelle autre intention que celle de rejoindre la grande famille des faiseurs de vocables pourrait-elle justifier cet emploi inusité, et cette volonté de négliger le terme usuel en de telles circonstances, démolition ? Le recours à ce vocable, assez répandu, n'a évidemment rien d'innocent : et son emploi mérite que l'on s'y arrête, comme il faut revenir, sinon sur le feuilleton du cargo échoué, du moins sur la manière dont la fin de son histoire est mise en scène, et en images.

En première analyse, parler de déconstruction et pas de démolition relève d'une opération de camouflage : construire, c'est, par définition, assembler dans un certain ordre un certain nombre d'éléments pour obtenir un résultat qui fonctionne de manière satisfaisante, et rendra les services attendus pendant de longues années. Déconstruire, ce serait donc faire de même, dans l'autre sens, avec la même minutie, et dans les mêmes conditions de propreté. Le terme évoque les exigences nouvelles qui s'adressent aux produits manufacturés, lesquels doivent désormais être conçus pour faciliter et leur désassemblage une fois leur existence terminée, et le recyclage de leurs composants. Il évoque aussi un autre emploi étrange d'un terme du langage courant, l'effacement de barrages coupables d'entraver le parcours des saumons, et relève comme celui-ci d'une sorte d'opération de nettoyage qui s'exercerait sur un plan purement symbolique, et qui vient planquer la saleté sous le sable.

En apparence, recourir à un tel euphémisme vient contredire une autre propriété de la manière dont la télévision en particulier rend compte de l'accident, l'échouage d'un bête vraquier utilisé d'ordinaire pour le transport de céréales et qui, en l'espèce, faisait route à vide, pour lui donner la dimension d'une catastrophe sans précédent dans l'histoire de l'humanité, quand bien même celle-ci serait limitée à sa composante locale. Mais là l'affaire, assez vite, tourne court puisque, pour l'alimenter, il faut mobiliser un peu plus que de la conviction : il faut des faits. Et l'entretien accordé à France 2, en anglais, par l'un des techniciens néerlandais chargé de la démolition de l'épave ne contribue pas vraiment à fournir la substance qui permettrait de grossir l'événement. Car l'employé d'Euro Demolition, entreprise qui compte dans ses références sa participation à la démolition du Tricolor se révèle bien mauvais client. Le chantier du Tricolor, ce bâtiment de 50 000 tonnes construit pour transporter des voitures, chaviré après une collision avec un porte-conteneurs au milieu de la Manche, en plein sur une des routes les plus fréquentées au monde, et qu'il avait fallu tronçonner sur place à l'aide d'une technique mise au point pour récupérer l'épave du Kursk, représentait un défi infiniment plus complexe et, on l'imagine, autrement plus excitant que de rogner 6 000 tonnes de ferraille à l'abri sur une plage. L'affaire du TK Bremen se résume en bien peu de mots : un échouage banal dans lequel il n'y a, comme on disait voilà bien longtemps, à l'époque où cela semblait encore essentiel, pas mort d'homme, et un chantier de démolition de faible ampleur et sans difficulté technique qui sera achevé en deux mois, donc largement à temps pour rendre la plage à ses prédateurs habituels, les touristes.

Est-il vraiment possible de ne pas s'en apercevoir ? S'il n'y a rien d'étonnant à voir les militants de tout poil, faute de supertanker cassé en deux sur la côte bretonne, faire avec ce qui leur tombe sous la main, on imagine que les habitants, au moins, ne sont pas dupes, et viennent sur la plage bien plus pour voir le spectacle que pour confier leur indignation aux équipes de télévision. Choisir de ne faire parler que les mécontents, avec leur discours sans surprise et leur appétit pour la parole, grossir des faits sans importance et vite oubliés relève de la routine, et de la construction habituelle des fictions du journal télévisé. Mais ce qui l'est moins, c'est sans doute la manière de parler d'un accident, et pas seulement en stigmatisant les suspects habituels, le capitaine, l'armateur, les marins. Car en redéfinissant l'événement, en le cachant sous un euphémisme, on fait sortir l'imprévu du champ, on masque la nature de l'opération de démolition, son caractère improvisé, l'obligation de s'adapter à des circonstances toujours originales, aussi bien que les conséquences, finalement minimes.
Le lexique s'est, depuis quelque temps, enrichi de ces créations qui n'ont rien de spontané, et visent à redéfinir la manière d'appréhender les choses dans un sens précis, et avec un objectif particulier, qui donnerait à l'homme la capacité de n'avoir aucune influence sur son environnement, quitte à exactement réparer les dégâts causés, à faire en sorte qu'il ne se soit rien passé, et justifierait par là-même une certaine vision de la place que celui-ci doit occuper, au point de la rendre universelle, inévitable, et obligatoire.

open

, 19:20

En ces temps où la peur d'un sombre et sordide avenir défait chaque jour un peu plus les espoirs des cœurs vaillants, voilà qu'apparaissent soudainement des richesses d'une ampleur qui confine à l'obscénité mais qui, jusque là, dormaient tranquillement dans les armoires des administrations publiques. C'est du moins ce dont rêve Neelie Kroes. Saluant l'apparition du site national data.gouv.fr, innovation - transparence - ouverture, la vice-présidente de la Commission en charge d'un avenir nécessairement numérique détaille à l'occasion une basse-cour toute entière peuplée de poules aux œufs d'or, et dont la valeur se compte en dizaine de milliards d'euros. Un tel enthousiasme mérite sans doute bien meilleur sort qu'une acerbe critique ; pourtant, au-delà des faits qui, pour l'heure, se limitent à une déclaration de bonnes intentions, on peut se demander ce qu'une telle initiative change, et pour qui. Or, les premières collections de données mises en ligne sur le site gouvernemental recèlent bien d'autres informations que leur simple contenu, et ouvrent des perspectives du plus haut intérêt, portant non pas sur les données elles-même, mais sur la manière dont elles sont présentées au public, et sur la signification des divers choix qui, ainsi, sont faits.

Puisqu'il importe avant tout de tenir par la main le visiteur s'aventurant pour la première fois dans cette jungle virtuelle, on trouve sur la page d'accueil du site deux jeux de classements remarquablement significatifs. Il s'agit d'abord, exactement comme chez Google, ou sur YouTube, de penser le visiteur comme un imbécile incapable de savoir ce qu'il veut, et ouvert par la-même à toute suggestion. Deux entités viennent alors à son secours : l’État, et la vox populi. D'une façon tellement caricaturale qu'on se demande s'il ne faut pas voir là un clin d’œil au sociologue, la puissance publique montre, dans la liste de données qu'elle conseille, l'ordre de ses priorités tel qu'il est validé par la noblesse d’État. Pour commencer, les finances : le Budget 2011, que tout le monde sait depuis longtemps où trouver, le projet 2012, et les bénéficiaires du plan de relance pour 2009 soit, en gros, ce qu'on a comme sous, et comment on les utilise. Ensuite, on trouvera un bref catalogue de préoccupations, où il s'agit moins de répondre aux inquiétudes du citoyen puisque, par exemple, il n'est pas question de chômage, que de lui prouver, chiffres à l'appui, l'efficacité de l'action publique, en matière de qualité de l'air, de sécurité routière, d'accès à la justice, ou de dépenses de santé. Pour finir, un petit hommage à la France éternelle, celle de la culture et de la nourriture, des musées et des AOC. Le rang des ministères qui diffusent ces données, finances tout d'abord, puis environnement, intérieur, justice, santé, agriculture, culture vaut comme un indicateur de préséance, mais produit aussi une liste des exclus, éducation et défense en premier lieu, lesquels, sans que l'on puisse songer à mal, comptabilisent par ailleurs les plus gros bataillons d'emplois publics.
Bizarrement, ces oubliés se retrouvent au premier rang lorsque l'on s'intéresse à l'autre liste, celle des recherches les plus courantes. Si les résultats électoraux témoignent sans doute des fréquentes visites sur le site gouvernemental des étudiants en sciences politiques, le reste correspond bien plus étroitement à ce que l'on croit savoir des intérêts des gens : quels sont les effectifs de la fonction publique ? Où trouver le meilleur lycée ? Dans quelles collectivités locales les impôts sont-ils les plus élevés ? Quelles sont les adresses des services publics ? Le caractère strictement pragmatique de ces requêtes donne peut-être raison à Neelie Kroes ; on voit bien, en effet, quel profit en tirer, en fournissant au public cartes, sélections, classements. On voit aussi à quel point la transparence et l'ouverture se dissolvent dans la banalité, puisque les classements en question appartiennent depuis longtemps au fonds de commerce des hebdomadaires d'information générale.

Le principal intérêt de data.gouv.fr se situe peut-être dans son pied de page, rempli de liens vers des initiatives similaires conduites par d'autres États, dans lesquels figurent des pays que l'on n'attendait pas, comme l'Arabie Séoudite ou la Moldavie. Car, pour le reste, le spécialiste ne s'y retrouve guère. Les statistiques de sécurité routière pour l'année 2010 se présentent sous la forme d'un unique et fort malcommode fichier .xls ; ce "document de travail de l'ONISR" n'apporte par définition rien de plus que les habituelles publications que l'Office de sécurité routière met depuis bien longtemps à la disposition du public, et qui, elles, en plus de la sèche comptabilité des victimes et des occurrences au cours desquelles elles le sont devenues, offre des perspectives historiques, des évolutions, des comparaisons, des commentaires autrement plus utiles.

On voit bien, évidemment, venir le contre-argument. Data.gouv.fr a comme ambition de mettre à la disposition de tous, en un seul lieu, les collections de données publiques pour l'heure éparpillées dans chaque administration et, donc, puisqu'une adresse unique permettra de tout avoir sous les yeux, de supprimer la nécessité de faire appel au spécialiste qui, lui, sait déjà dans quelle obscure base de données, et à l'aide de quelle requête ésotérique, accéder à la caverne aux trésors. Mais, bien sûr, cette facilité n'est que tromperie, et pour plusieurs raisons. L'exemple des statistiques de sécurité routière montre d'abord que, sans mode d'emploi, ces informations restent inutilisables ; or, connaître ce mode d'emploi définit précisément une propriété qui n’appartient qu'au chercheur. Plus encore, la facilité d'accès recèle l'illusion de la connaissance, et ouvrira la porte aux analyses les plus fantaisistes et aux interprétations les plus fausses, lesquelles pourront malgré tout prétendre à la pertinence, puisqu’elles s'appuient sur des données de qualité. Enfin, et plus encore, ouverture et transparence relèvent de ces promesses qui n'engagent que ceux qui les croient et, comme dans La lettre volée, il n'existe pas de meilleur endroit pour cacher ce que l'on souhaite que le public ignore que ces catalogues qui ont vocation à s'étendre à l'infini.
Il n'y a, en fait, rien de neuf dans cette initiative. On reste bien loin du Freedom of information act britannique, qui fait obligation aux administrations de répondre aux requêtes des citoyens, et de justifier précisément un éventuel refus, lequel sera toujours susceptible d'un appel. Sauf exception, en France, les archives administratives sont accessibles aussitôt qu'elles cessent d'être d'utilisation courante pour leur producteur. Mais la pratique consiste, en fait, à faire de l'exception la règle, et à cacher ainsi pour une durée minimale de trente ans ce qui devrait être immédiatement disponible. Versant en 2006 aux Archives Nationales une énorme quantité de données, le ministère de l'Intérieur a pris soin de placer dans un même carton, couvrant la période 1983-1999, les actions de la FFMC, et les activités de gangs de motards dont on apprend par là l'existence : pour le chercheur, le contenu de ce carton, quand bien même ce qu'il contient relève pour l'essentiel de la plus ordinaire légalité, ne sera pas accessible avant 2059. Aussi, on comprendra qu'une telle expérience n'incite pas à accorder une aveugle confiance aux protestations de transparence d'un État qui s'attache aujourd'hui encore à faire la démonstration du contraire.

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