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histoires

, 19:22

L'objet ressemble à s'y méprendre au billet d'un blog politique. Commentant l'actualité gouvernementale, en l'espèce les modifications marginales qui affectent le gouvernement de Jean-Marc Ayrault, il adopte la concision, le parti-pris et la superficialité dans l'analyse qui signent la prose de l'amateur. Pourtant, on le trouve en première page d'un journal payant, en l'espèce l'édition de fin de semaine de ce quotidien du soir dont on se demande chaque jour un peu plus à quel titre il peut bien continuer à faire référence. Car l'éditorial en question offre une merveilleuse synthèse de la manière dont celui-ci, plutôt que de servir informations et analyses, aime à raconter des histoires qu'il destine, on l'imagine, à un public tout acquis aux causes qu'il promeut ainsi. Son titre, La défaite de l'écologie face au lobby industriel, résume son propos en lui donnant une portée universelle, et habille ainsi une thèse que l'on peut facilement exprimer de façon claire : si Nicole Bricq a, pour reprendre l'expression du journaliste, été exfiltrée de son poste de ministre de l’Écologie vers le Commerce Extérieur, c'est parce que Shell, et, très accessoirement, les élus de la Guyane, ont eu sa peau. On peut difficilement choisir plus clairement son camp, et appuyer plus ouvertement la manière dont celui-ci, sans même cacher ses arrières pensées, interprète des faits dans le sens qui lui convient, en écartant soigneusement tout doute, toute ambiguïté, et toute prudence.
Un élève de première année en sciences politiques sait bien, pourtant, que le pouvoir est affaire complexe, et que les faits y sont produits par le jeu de contraintes multiples auxquelles il convient d'accorder un petit peu d'attention. L'affaire commence donc lorsque Nicole Bricq, juriste, spécialiste de l'environnement, "engagée de longue date dans la défense de l’environnement et partie prenante de la transition écologique" décide d'inaugurer sa charge par un coup d'éclat, en suspendant les permis d'exploration accordés à Shell au large de la Guyane par le précédent pouvoir, ce qui, évidemment, pose des problèmes de divers ordres, et juridique en premier lieu. Car, en fait, la campagne de recherches a déjà débuté : et on imagine que la compagnie qui, par l'effet d'une prudence sans doute un peu excessive, a pris la peine de louer un navire conçu, comme son nom l'indique, pour travailler dans la banquise, et déjà arrivé sur place, ne se lance pas dans l'aventure sans disposer des autorisations nécessaires. Le revirement du nouveau pouvoir eut-il été confirmé, nul doute qu'il ne se soit soldé devant les tribunaux, lesquels auraient confirmé la validité du permis tout en l'assortissant de quelques millions d'euros de pénalités, ce qui rend le bizutage de ministre novice absolument hors de prix.

En prenant, seule, sa décision, Nicole Bricq fâche beaucoup de monde, et les élus guyanais en premier lieu lesquels, inspirés par le voisin brésilien, se rêvent sans doute un peu vite à la tête d'une puissance pétrolière. Certes l'affaire, démarrée par un de ces pétroliers que l'on qualifie de juniors parce qu'ils prennent des risques dont les grandes compagnies, et leurs actionnaires, ont perdu l'habitude, semble suffisamment prometteuse pour attirer désormais les majors. Mais rien ne dit que les recherches seront fructueuses, et qu'elles permettront de découvrir des hydrocarbures de qualité suffisante en quantité suffisante et disponibles dans des conditions d'exploitation techniquement et économiquement réalistes. S'inquiéter, en d'autres termes, de la marée noire qui ne manquera pas de ravager la mangrove guyanaise paraît lourdement prématuré. Et pour l'instant la Guyane, à l'inverse du Brésil, ne semble pas passionner les spécialistes.
Ressortir de sa boîte un diable pourtant bien fatigué d'être dérangé sans cesse, le complot des multinationales, répond à l'objectif de tirer un petit profit d'une défaite que le remplacement de Nicole Bricq, vieille habituée de l'écologie, par une jeune permanente socialiste inexpérimentée et dépourvue des connaissances techniques propres au domaine en question illustre bel et bien. À l'évidence, si le pouvoir a pris la peine de ne pas confier ce poste à l'un de ces imprévisibles écologistes, ce n'était pas pour y placer une socialiste qui, dès son entrée en fonction, se comporte exactement de le même manière : son remplacement s'entoure de toutes les garanties nécessaires, et permet de sécuriser le mieux possible la position dominée du ministère. Au demeurant, les analyses sur cette éviction surgissent assez rapidement, et, tout en adoptant, selon la position du journal qui les présente, des lectures radicalement opposées, convergent au moins pour reconnaître à l'affaire une certaine complexité, et à la Shell un rôle, et un pouvoir, qui ne dépasse pas celui du lobbyiste défendant fermement ses intérêts.

Finalement, le point le plus intéressant de l'affaire se profile dans ce qu'on nous présente comme une réforme possible du code minier, lequel rendrait la prospection indépendante de l'exploitation. Or, remettre les acteurs en concurrence selon la richesse des découvertes que certains ont fait ne peut s'interpréter que dans un seul sens, celui d'une hausse des redevances de l'exploitation pétrolière en fonction de la profitabilité du site. Le principe consiste, en somme, à laisser, en cas d'échec, ce qui représente le cas le plus fréquent, les prospecteurs prendre seuls leur perte, tout en grattant, dans le cas inverse, tous les surplus possibles. On cherchera en vain ici ce respect de l'environnement que l'édito du week-end présentait pourtant comme cause première de la refonte de la règlementation des mines. Loin de céder à quelque lobby que ce soit, le gouvernement montre une fois de plus qu'il a tout compris du risque, de l’entreprise, et du capitalisme, et que sa position consiste simplement, en bon rentier public, à user de son autorité pour tirer un profit maximum des investissements consentis par d'autres.

ghettos

, 21:24

Capitale la plus densément peuplée d'Europe, Paris étouffe derrière ses frontières. Et pourtant, on y construit sans cesse, sur les parkings, les fourrières et les voies ferrées, par dessus les entrepôts et, même, dans des hauteurs autrefois interdites. Insatiable, la métropole étend ses tentacules et profite, aux Lilas, de la couverture du périphérique pour déborder au-delà de la zone, cette barrière autrefois fortifiée qui aura tenu plus d'un siècle. Certes, le terrain n'y est pas vierge, et souvent déjà très peuplé : mais, au nord, la plaine Saint-Denis offre, entre la Seine à l'ouest et le canal Saint-Denis à l'est, un vaste territoire autrefois garni de gazomètres et de dépôts pétroliers, aujourd'hui composé d'entrepôts et de terrains vagues, zones déshéritées, si loin de dieu et bien trop près de Bertrand Delanoë. L'encombrant voisin, et la loi de 1999, ont incité les élus à former ici l'une de ces communautés d'agglomération, structures règlementairement chargées d'assurer à la place des municipalités un certain nombre de tâches, l'urbanisme en particulier. Et la façon dont celle-ci s'y prend n'est pas sans intérêt, puisque, en fait, les décisions restent du ressort des maires, et les politiques mises en œuvre reproduisent dans les moindres détail le modèle parisien. Et l'application la plus rigoureuse de ces principes se retrouve sans doute dans la plus étrange commune de la métropole, l'île Saint Denis.

Ce serpent fluvial s'allonge sur plus de six kilomètres, alors que sa largeur ne dépasse jamais 300 mètres ; cet espace à peu près inhabitable reste logiquement presque vide, ne comprenant que deux îlots de peuplement, à proximité des ponts qui relient la Seine Saint-Denis aux Hauts de Seine. Le reste se compose d'entrepôts et de friches, dispose d'un remarquable ensemble sportif et, tout au nord, d'un parc départemental. Du seul côté est, une unique rue étroite relie les divers morceaux. Comparée à ses voisines, la commune est à la fois minuscule et très peu peuplée et, en conséquence, fort peu dense. En d'autres termes, elle dispose de réserves foncières à reconquérir, dont, grâce à l'éco-quartier fluvial, elle compte bien exploiter chaque mètre carré. Les mille logements prévus augmenteront ainsi de 25 % la population communale ; pourtant, le quartier ne comprendra aucune rue nouvelle. Dans ce ghetto écolo, les habitants seront priés de se déplacer à pied ou à vélo ; une passerelle leur permettra toutefois de rejoindre la terre ferme, et la station de métro du carrefour Pleyel, un kilomètre plus loin. D'ailleurs, ils n'auront guère besoin d'aller voir ailleurs : 55 000 m² de bureaux fourniront les emplois qui, par magie, correspondront exactement au nombre, aux besoins et aux qualifications des nouveaux habitants. Juste en face, sur la rive ouest, au pied de l'échangeur de l'A86, un immense temple de la consommation s'élèvera bientôt, narguant de ses néons les consommateurs responsables. Inquiets pour leur vertu, les concepteurs de l'éco-quartier ont bien pris soin de ne prévoir aucune liaison avec ce lieu de perdition.
Ce souci d'une vertu obligatoire se retrouve tout près, à Saint-Ouen, municipalité qui, bien que partageant situation spatiale et appartenance politique avec Plaine Commune, ne fait pas partie de la communauté. Mitoyen de l'île, l'éco-quartier des Docks dispose de bien plus d'espace, mais aussi d'une voirie et d'un réseau de transports bien plus développés, et mieux intégrés. Le nouveau quartier accueillera 10 000 habitants, soit 20 % de population en plus et, par l'effet de la même magie, précisément autant d'emplois nouveaux. On ne s'y déplacera pas en voiture, puisqu'il est prévu que la circulation baisse de 8 %, alors que la marche à pied augmentera un peu, de 5 %. Mais la pratique du vélo, quant à elle, sera multipliée par cinq ; une bizarre pudeur empêche visiblement les aménageurs de préciser qu'il envisagent donc pour cet usage une hausse de 500 %.

Dans leurs travaux sur les intercommunalités, Fabien Desage et David Guéranger expliquent le succès de ces nouvelles structures moins par la force de la loi qui, à partir d'un certain seuil, les rend obligatoires, que par un arrangement politique, et une rétrocession aux municipalités des pouvoirs théoriquement mis en commun au sein de la structure intercommunale. Caché dans les interstices de la moderne carte du tendre de Plaine Commune, laquelle décrit des parcours tout autant imaginaires, parmi lesquels on distinguera ce magnifique axe du savoir grâce auquel l'esprit soufflera entre des établissements d'enseignement supérieur qui n'entretiennent pour l'heure d'autre relation que, le cas échéant, de concurrence, chaque commune joue sa partition propre, telle la voisine des Hauts de Seine, Clichy la Garenne, avec ses géants qui affronteront directement Paris, et ses grandioses perspectives de long terme.
Décalquant servilement l'urbanisme de Bertrand Delanoë, la banlieue nord multiplie les apories. En éloignant les entrepôts, les dépôts ferroviaires, les garages et les fourrières, comme autrefois les abattoirs ou les marchés de gros, on rend la ville plus dépendante d'une logistique routière dont la portée augmente, et on contraint les habitants à aller s'approvisionner au loin. En interdisant l'usage de l'automobile, en postulant sans aucun fondement qu'il suffise de construire des bureaux et des ateliers pour que des emplois adéquats accompagnent l'installation des nouveaux habitants, en comptant sur une croissance économique aussi illusoire que décriée pour remplir ces hectares de bureaux, en fabricant ces petits quartiers autonomes où chacun est supposé trouver tout le nécessaire à portée de main, les aménageurs de la banlieue prennent autant de paris risqués. Les planificateurs de l'époque gaullienne disposaient d'un pouvoir inébranlable, d'une capacité d'action sans équivalent et de toutes les ressources techniques et intellectuelles des grands corps, le tout mis en œuvre dans une société en pleine croissance : nombre d'échecs, pourtant, ont accompagné les réussites. Le plan, aujourd'hui, avec son langage technocratique nouveau genre, ne sert plus à satisfaire des besoins, mais à inscrire dans l'espace les stratégies personnelles, électorales, autoritaires et clientélistes d'élus qui, chacun dans leur royaume, avec la puissance dont ils sont désormais pourvus, reproduisent un modèle unique. Et il n'est pas dit que la certitude absolue que l'avenir sera vert, et qu'il aura eu, dans vingt ans, la bonne idée de s'écrire exactement comme on le projetait permette de se passer des seules vertus indispensables, la prudence, le pragmatisme et, même, la modestie.

printemps

, 19:32

S'intéresser, en technicien et en praticien, au mouvement de contestation lancé voilà quatre mois par des étudiants québécois contre l'explosion des coûts d'inscription à l'université n'a longtemps été possible que grâce au travail minutieux et éreintant de notre homme à Montréal, secondé au bout de quelques semaines par des bulletins de moins en moins rares de l'AFP, lesquels semblent avoir fort peu et fort tardivement intéressé la clientèle de l'agence. Impossible, ainsi, de comprendre le sens de cette image d'une actualité autrement mieux couverte si l'on ignore que Xavier Dolan, metteur en scène du film présenté ici à Cannes, est québécois. Les conflits étudiants, aussi universels qu'interminables, ennuient, sans doute, et quand bien même celui-ci aurait-il trouvé à se dénommer d'une manière qui devrait ravir les media par son mélange de localisme si pittoresque et d'universalisme humaniste, Printemps Érable. Le vote d'une loi d'exception, un terme qui rappelle les heures les plus sombres de notre histoire, celles de la guerre d'Algérie, loi qui a comme principe de briser la contestation étudiante, et comme effet de restreindre drastiquement la liberté de manifestation de tous les citoyens, change la donne, et la manifestation du 22 mai augure d'une attention un peu plus soutenue de la presse locale même si l'article en ligne du Monde, simple réécriture du billet de l'AFP, indique une nette volonté de traiter la question à l'économie. Il faudra alors, comme de coutume, faire à sa place le travail de la presse, et s'interroger sur les particularités de ces manifestations à partir d'une pratique connue, et d'un point de vue ethnocentriste.

Dans les régimes démocratiques, le droit de manifester ne va pas de soi. Souvent considéré comme une menace directe à un pouvoir qui tire sa légitimité des urnes, son inclusion parmi les droits fondamentaux du citoyen doit beaucoup à la pacification des mœurs politiques. Aujourd'hui, en France, on connaît une situation simple, et stable : quelques jours avant la date prévue, le parcours d'une manifestation se dépose auprès de l'autorité compétente, la Préfecture de police à Paris, et se négocie si besoin est. L'accord une fois trouvé, le droit de manifester, considéré comme une composante de la liberté d'expression, est acquis, et protégé : ce qui devient alors un délit, c'est l'entrave à l'exercice de ce droit. Mais l'autorité se trouve prise entre deux exigences contradictoires, devant protéger et les libertés et la sécurité publiques. Comme le montre Olivier Fillieule dans Stratégies de la rue, l'autorisation de manifester sera d'autant plus volontiers accordée que le demandeur est bien connu de la police, et entretient des relations cordiales avec les agents des renseignements généraux : on entre alors, pour reprendre l'expression de Pierre Favre, dans le cadre d'une manifestation routinière, dont les forces de l'ordre surveilleront, jusqu'à sa dispersion, le bon déroulement. Que l'ordre règne avec le moins d'interventions possible reste l'objectif des autorités, et celui-ci ne sera pas seulement mis en danger par la présence de groupes partisans de l'action violente, mais aussi par des manifestants débutants, pacifiques mais inexpérimentés et incapables, par exemple, d'assurer leur propre service d'ordre.
Au Québec, on avait déjà remarqué d'étranges modes de revendication, avec ces motards qui défilaient en prenant bien soin de ne gêner personne, ce qui n'est pas la meilleure façon d'imposer son point de vue. Et si les manifestations fréquentes, voire quotidiennes, sont d'usage lorsque la contestation vise un objet précis, abandon d'une mesure gouvernementale ou départ du dictateur, choisir de défiler la nuit, même si la pratique n'est pas inédite, surprend un peu. Agir ainsi, c'est chercher les ennuis et, avec ce que l'on voit du comportement des forces de l'ordre, on peut les trouver sans la moindre difficulté. D'un côté comme de l'autre, on a le sentiment d'un amateurisme qui s'explique peut-être par la rareté, sur le sol canadien, des conflits de ce type : et l'incapacité des autorités à agir autrement qu'à contretemps, incapacité bien résumée par ailleurs, renforce ce sentiment. Le défi maintenant posé par la loi d'exception concerne tous les citoyens ; d'eux dépend le fait que ce printemps cesse d'être seulement celui des universités.

En prenant bien garde à ne pas créer de liens artificiels entre des mouvements qui n'ont d'autre point commun que d'avoir lieu au même moment, on peut quand même voir, au Québec, en Russie où les opposants, dans une réminiscence des grands moments de la contestation intellectuelle que l'on a connu, par exemple, à Prague, font appel à une créativité que l'on sait inépuisable, mais aussi au Sénégal, soit dans des pays où des citoyens sans attache politique particulière défient un pouvoir plus ou moins régulièrement élu, une similitude. Le fondement de la révolte, c'est la lutte contre la corruption des élites politiques, un terme qu'il faut entendre dans son acception la plus large, comme une situation dans laquelle des individus ou des institutions profitent de leur position de pouvoir pour imposer, au profit de quelques-uns, une répartition clandestine de biens et de positions sociales. En Europe, ce mouvement a débuté voilà vingt ans, avec Mani pulite ; et peut-être, avec le gouvernement de Mario Monti et les pressions de tous ordres, et de la réalité d'abord, qui s'exercent contre le clientélisme et la corruption, connaît-il en ce moment une avancée décisive. Le parcours d'une contestation pacifique des avantages illégaux, en d'autres termes, est singulièrement long, demande de la ténacité, de l'obstination et, en particulier lorsqu'elle a comme ennemi le crime organisé, du courage : mais celle-ci a comme résultat la construction commune d'un système social plus efficace, et plus juste. Bien peu le savent, mais les protestataires qui se fixent de tels objectifs sont d'authentiques libéraux.

archives

, 19:51

La vie du doctorant en sciences sociales, les témoignages à ce propos abondent, n'est que douleur et frustration. Certes, il lui arrivera de croiser quelques heureux élus : sélectionnés depuis longtemps par ces institutions au statut dérogatoire, Normale Sup', Sciences Po', EHESS, leur petit nombre et leurs propriétés adaptées leur permettront d'assurer la reproduction du corps des professeurs de l'enseignement supérieur. Ils seront, de plus, à même de bénéficier au mieux de ces soutiens institutionnels aptes à leur ouvrir des portes fermées au commun des mortels, soutiens qui feront défaut aux autres, la population pléthorique des anonymes. Assez pénible en temps ordinaire, lorsqu'il s'agit par exemple de recueillir l'assentiment préalable à un entretien auprès de tel haut fonctionnaire qu'on ne sait trop comment joindre, cette situation devient difficilement supportable lorsque la porte en question, aussi close que soigneusement gardée, livre accès à ces archives qui, racontant la manière dont sont prises les décisions qui vont réglementer la vie des citoyens, ont pourtant vocation, dans une démocratie, à être publiques.
Le chercheur n'ayant en l'espèce pas à avoir plus de droits qu'un citoyen ordinaire, il se trouvera confronté aux mêmes difficultés que l'historiographe amateur, pour peu que celui-ci ait le malheur de s'intéresser à un sujet un petit peu contemporain, traitant, en fait, d'événements qui se sont produits sous la Ve République. Car l'administration, selon un principe qui rappelle d'assez près la défense en profondeur dont dépend la sûreté des installations nucléaires, a soigneusement mis en place une série de verrous qui, sur plusieurs étages, la protègent des intrusions de ces importuns, chercheurs animés de la coupable intention de trouver, ou simples citoyens. Et sa tactique principale fait appel à l'éloignement, dans l'espace d'abord, dans le temps ensuite.

Quand, à la fin des années 1960, décision a été prise de séparer la noblesse des archivistes-paléographes du vulgaire intéressé par des matières contemporaines, une moderne cité des archives a été édifiée sur un terrain opportunément laissé libre par l'OTAN : malheureusement, il ne s'agissait pas de la porte Dauphine qui accueillera l'université du même nom, mais d'un espace mitoyen de la caserne de gendarmerie de Fontainebleau, soit à peu près la position la plus éloignée du centre que l'on pouvait encore trouver à l'intérieur de l'Île de France. Sur place, le chercheur disposera d'une vaste salle de lecture, fort bien éclairée, où il lui faudra d'abord réussir, en attendant son tour, à consulter les catalogues détaillés des dépôts d'archives, la base accessible en ligne ne fournissant que des renseignements fort succincts. En effet, deux postes informatiques sont prévus à cet effet, et deux postes seulement. Ils permettent d'accéder à une série de dossiers dont les noms sont formés d'une année et d'un numéro d'ordre, dossiers qui renferment chacun un descriptif détaillé d'un versement d'archives particulier, lequel peut fort bien comprendre des mètres cubes de cartons. Enregistrées sur un serveur de fichiers sous Linux accessible par Samba, ces données, techniquement, pourraient tout aussi bien être consultables à partir d'autres endroits, le centre parisien des Archives Nationales, rue des 4 Fils, ou bien des postes répartis ici et là, dans les bibliothèques universitaires ou les centres de documentation des laboratoires du CNRS, par exemple. En principe, chaque dossier contient un descriptif, unique, sous forme de fichier Word ou OpenOffice ; en réalité, des dossiers par dizaines sont vides, contraignant ainsi le chercheur à faire appel aux archivistes qui, avec un peu de chance, pourront lui fournir une version papier du catalogue convoité. Alors, il sera presque parvenu à vaincre le premier obstacle, le moins redoutable.

Car une barrière bien plus rude l'attend, la conception particulière que l'administration a de la loi. Celle-ci pose pourtant un principe simple : sauf exceptions, tous les documents administratifs, une fois versés aux archives, sont en libre accès. Limitative par définition, la liste des exceptions qui confine les archives au secret durant vingt-cinq, cinquante, soixante-quinze ans, voir plus, concerne, comme on pouvait s'y attendre, des situations classiques : secret industriel, défense nationale, sûreté de l’État, vie privée. S'intéressant à la politique publique de sécurité routière, soit à la manière dont, presque toujours à l'écart du débat parlementaire, l'administration règlemente l'aspect le plus quotidien et le plus universel de la vie du citoyen, la façon dont il se déplace, le chercheur imaginait mal qu'on l'empêchât d'accéder aux archives sur la question : à la seule exception du secret des délibérations du gouvernement, aucune restriction ne lui semblait opposable. Mais, faisant de l'exception une règle, l'administration ne l'entendait pas ainsi. Cherchant systématiquement à profiter du délai de confidentialité le plus long possible, en l'espèce, vingt-cinq ans, elle a toutefois eut soin de laisser, à sa seule discrétion, une porte entrouverte, puisque l'accès à ces archives secrètes reste toujours possible, moyennant dérogation. Dans la salle de lecture de Fontainebleau, deux tables sont réservées à la consultation de celles-ci : là, sous l'œil inquisiteur du pion, ce garnement de chercheur qui a l'audace de s'intéresser aux décisions récentes des pouvoirs publics et la naïveté de penser que ceux-ci vont tranquillement le laisser faire pourra, la honte au front, se livrer à sa coupable activité, jusqu'à un certain point. Car la dérogation, facilement accordée, vient avec une restriction, qui interdit toute forme de reproduction des documents en question. C'est qu'un refus de dérogation se doit d'être motivé : accorder celle-ci tout en contraignant le chercheur à faire les cent kilomètres qui le séparent de Fontainebleau seulement armé d'un papier et d'un crayon permet de se débarrasser bien plus efficacement de l'importun sans avoir à rendre aucun compte.

Jean-Claude Thoenig, dans un ouvrage ancien, donc classique, évoquait, un peu sur le ton de la plaisanterie, ce "cercle restreint de cadres supérieurs (qui) impose ses propres choix (...) à la collectivité et à ceux qui sont censés la diriger". Le sociologue sait bien que la réalité est loin d'être aussi sommaire ; mais les quelques recherches qu'il peut malgré tout mener lui montrent que, si ces stratégies, parfois, échouent, ce n'est pas faute d'essayer, et d'essayer avec une inventivité, une astuce, une connaissance à la fois de la vraie cartographie du pouvoir, et de l'immense répertoire des moyens d'action de tous ordres qui sont le propre des initiés, qui rendent et les administrateurs et leurs stratégies redoutables. On peut se réjouir du vent nouveau, de l'élan irrésistible qui ouvre les portes de l'administration, de ses secrets et de ses données, de cet éternellement neuf qui n'est qu'éternellement vieux. Instruit d'expérience le sceptique, grognon, plutôt que de se contenter de ce que l'autorité décide souverainement de lui offrir, préférera attendre qu'elle satisfasse ses demandes propres, sans les assortir de ces modestes restrictions, de ces ordinaires conditions qu'elle a soigneusement conçues pour rendre son travail impossible. Dans le contrat fictif passé entre administration et citoyen, mieux vaut porter la plus grande attention à ce qui est inscrit en bas de page, en petits caractères.

corridor 5

, 19:22

Symboliquement comme physiquement, le TGV représente décidément une cible bien trop facile. Il exacerbe d'abord la vulnérabilité inhérente à tout réseau ferroviaire, lequel implique une synchronisation minutieuse de tous les trains qui y circulent. Un signal en panne, un camion en travers de la voie, et tout s'arrête ; alors, le système s'effondre, et le mal se propage de gare en gare et sur des centaines de kilomètres. Il souffre ensuite de sa notoriété, qui garantit aux actions qui le visent un retentissement autrement plus large que si elles prenaient pour objet la micheline Nice-Digne. Il s'appuie, enfin, sur un réseau en cours de construction, lequel, pour son malheur, arrive à une époque durant laquelle, contrairement au XIXème siècle, les ingénieurs ne peuvent plus agir au mieux de leurs intérêts, et tracer tout droit sans se préoccuper du reste. Rien d'étonnant alors à ce qu'il devienne un gibier de choix pour les activistes d'extrême-gauche. Et si l'on n'attend plus grand chose de l'affaire de Tarnac, sauf peut-être un non-lieu discret au milieu des remous des campagnes électorales, il semblerait que les cousins transalpins des faucheurs de caténaires aient passé la frontière, mettant ainsi en lumière la virulente opposition qui entoure, côté italien, la construction de la ligne TGV Lyon-Turin.
Non que la contestation de ce type d'infrastructure soit un fait nouveau. En son temps, le TGV Méditerranée en avait fait les frais, servant ainsi de prototype à des mobilisations associatives rassemblant des acteurs aux intérêts très divers et parfois antagonistes, mais qui sauront malgré tout contraindre la SNCF à redéfinir, même de façon marginale, son projet, forçant ainsi une négociation qui depuis lors dépasse largement le cadre des rituelles et formelles enquêtes publiques. Et si, au premier abord, l'opposition à la nouvelle ligne Lyon-Turin semble bien relever de la stratégie des NIMBY, elle possède quand même une propriété originale, puisqu'il ne s'agit pas ici de contester un tracé, mais l'existence même du projet. Ce qui, si l'on regarde avec un peu d'attention le trajet en question, ne manque pas de susciter quelques interrogations.

La merveilleuse carte mise en ligne par la Stampa permet de replacer la ligne dans son contexte. Celle-ci forme en effet un petit segment du corridor 5, l'axe ferroviaire sud-ouest/nord-est qui devrait à terme permettre une liaison à grande vitesse entre Lisbonne et Budapest, et même jusqu'en Ukraine. Le tunnel de base, long de 57 kilomètres et reliant Saint-Jean de Maurienne à Susa constitue le nœud du problème ; il ne s'agit, pourtant, que du principal ouvrage d'une ligne qui ne comportera pas moins de huit tunnels majeurs. Côté français, on prévoit au total 140 km de voie, dont 86 seront enterrés ; et la quasi-totalité du parcours à l'air libre se situe de ce côté-ci de la frontière. Côté italien, le tunnel de base débouchera en effet à Venàus, longera Susa avant de replonger aussitôt : la distance en plein air, à la merci des vandales et des ligures, ne doit pas dépasser cinq kilomètres. Ensuite, le TGV roule dans un tunnel de plus de vingt kilomètres de long, ressort fugitivement, et termine en souterrain son parcours à Turin.
En d'autres termes on peut, sans doute à très bon droit compte tenu de l'ampleur des travaux et de leur difficulté, contester la pertinence du projet, son coût, son utilité. Très probablement, si jamais il voit le jour, les aléas du chantier rempliront pour longtemps l'agenda de la Cour des comptes. On peut aussi, dans cet ordre d'idées, s'interroger sur cette manie de tout enterrer, par exemple la nouvelle ligne électrique haute tension qui passera sous les Pyrénées, et en courant continu, générant ainsi un surcoût considérable et d'énormes difficultés techniques. Pitoyable effet de la tragédie des biens communs, où il est tellement plus commode d'acheter sa tranquillité en planquant sous terre les ouvrages à problèmes, avant de répartir leur coût sur l'assemblée muette des contribuables. Mais, sauf à faire preuve de la plus absurde mauvaise foi, impossible, à Susa, de retenir la gêne imposée à des riverains qui doivent déjà, et sur des distances autrement plus longues, supporter autoroute et voie ferrée. Ce qui rend d'autant plus intéressante l'analyse rapide des justifications avancées par les contestataires, telles qu'elles sont résumées par l'un d'eux dans le billet déjà cité de France 24.

On s'en rend alors compte, ce qui est en cause, c'est la notion même de TGV. Dans une lecture du plus pur style communauté et société, et dans un merveilleux aveu qui ne pourra que réjouir les partisans du moindre effort intellectuel auxquels il suffit, pour déprécier les écologistes, de les stigmatiser en adeptes du retour au Moyen-Âge et de l'éclairage à la bougie, l'anti alta velocità vente les communautés villageoises médiévales, et l'époque où les voyageurs, du pas lent de leur monture, s'arrêtaient dans chaque village, l'époque, aussi, où l'on mourrait là où on était né sans rien connaître des alentours. Le TGV, évidemment, n'est pas de ce monde-là. Tout au contraire, il est du genre des projets majeurs qui dessinent l'Europe de demain, et dont les effets ne peuvent s'apprécier qu'à très long terme. Ce qui ne peut que conduire à tracer un autre parallèle.
Plus au nord, et sur l'axe sud-nord, un autre tunnel majeur vient tranquillement de voir le jour : approuvé en votation populaire, le Gothard n'est pas encore en service, mais la fierté qu'il suscite permet une réconfortante découverte, puisqu'il existe encore, au cœur de l'Europe, une nation d'ingénieurs, un pays, aussi, où l'intérêt public n'est pas une notion morte, où le général arrive à vaincre le particulier, et où force reste encore à une loi, en particulier lorsqu'elle est confortée par le vote des citoyens. On ne saurait imaginer plus saisissant contraste avec l'activisme qui agite le val de Susa, mélangeant opportunisme et localisme, attirant les professionnels de la lutte armée, et se résolvant dans une volonté obstinée et radicale de refuser la loi commune. L’État, une fois de plus, se trouve confronté ici au défi de ces groupes qui, au delà de leurs objectifs et de leurs justifications totalement particuliers, se ressemblent en ceci qu'ils lui contestent son fameux monopole de la violence physique et cherchent à imposer, sur un territoire restreint, pour une population précise, leur propres lois : intégristes, mafieux, autonomes, même combat.

gêneurs

, 19:37

On le sait depuis bien longtemps, il faut prendre les traits d'esprit au sérieux, et plus encore lorsqu'ils visent des objectifs dérisoires. À l'appui de sa dernière trouvaille, laquelle fera date dans l'histoire de la démocratie locale, la Mairie de Paris met à contribution son agence de communication, et son compte Dailymotion, pour illustrer de manière plaisante l'usage qu'elle souhaite que ses citoyens fassent de ce droit de pétition dont disposent tous ses résidants majeurs. Et cette matière, bien que ne durant que trente petites secondes, se révèle fort riche à analyser.
En technicien, on moquera au passage la pauvreté de la chose, la réalisation, par ailleurs spécialiste en faux raccords, ayant visiblement, sans souci de vraisemblance, recruté ses figurants dans son entourage immédiat, avant de transformer par la magie de la bande-son une brave CBF 600 entièrement d'origine en petit deux-temps rageur. Mais le statut très mineur de l'objet en fait tout l'intérêt : cette illustration, sans nulle doute commandée et conçue en vitesse, puis réalisée à l'économie, cette démonstration de bêtise qui, entièrement dépourvue d'imagination, se réfugie dans la providence des idiots, le stéréotype, permet à cause de cela d'apercevoir avec une totale clarté ces représentations inconscientes qui ont gouverné les choix de ses auteurs, mais aussi de reconstituer et la demande de la municipalité, et les interdits qu'elle a posé. Et cette route était semée d'embûches.

Il s'agissait donc de promouvoir la version électronique d'un droit généreusement accordé l'an dernier aux Parisiennes et aux Parisiens, celui de mettre à l'agenda municipal un problème particulier, à condition que la pétition qu'ils lanceraient alors recueille un nombre suffisant de signatures, en l'occurrence, et à ce jour, un peu moins de 19 000. Ce droit, bien sûr, ne saurait s'étendre au-delà des limites communales : sur le futur Tribunal qui ornera dans quelques années la sortie de leur ville, et sur l'ombre généreuse que leur prodiguera sa tour haute de 160 mètres, les Clichoises et Clichois, qui subiront ses nuisances sans profiter d'aucun avantage puisque leurs affaires à eux se traiteront toujours à Nanterre, n'ont rien à dire. Ce droit, par ailleurs, ressemble furieusement à celui que l'on connaît chez les Helvètes, champions de la démocratie directe avec ce référendum facultatif dit d'initiative populaire, riche en effets de composition parfois fort gênants. Audacieuse mais pas téméraire, la municipalité a visiblement prévu le cas et posé les verrous nécessaires. En cas de succès, l'initiative des Parisiennes et des Parisiens sera soumise à la Commission du débat public qui décidera, on l'imagine souverainement et sans avoir à fournir de justification, de donner suite à la demande, ou pas, laquelle suite se limitera à inscrire la proposition en question à l'ordre du jour d'un conseil municipal. Comme on s'en rend compte, cette disposition possédait en tant que telle une vertu comique bien suffisante pour rendre superflue son illustration au moyen d'une petite séquence mettant en scène des acteurs ridicules.
Mais puisqu'illustration il y a, il faut donc s'interroger sur le sens de celle-ci, et sur ce qu'elle révèle de l'inconscient municipal. Le droit de pétition concerne donc n'importe quel sujet du ressort du Conseil de Paris, de l'heure de collecte des ordures ménagères à la gestion du logement social, de l'aménagement de la voirie au budget consacré à la pratique du vélo, tous éléments qui mettent donc directement en cause sa politique. Évitant les sujets susceptibles de la fâcher, la municipalité a préférer jouer comme de coutume les moralisateurs et mettre en scène de paisibles passants à la tranquillité troublée par le bruit des intrus, un sujet rendu passablement glissant par un ancien titulaire du poste qu'occupe Bertrand Delanoë. Impossible, dès lors, pour s'offusquer du vacarme d'un deux-roues motorisé, de recourir à l'image du gamin de banlieue sur son pisse-feu à l'échappement amoureusement travaillé, quand bien même le problème se limiterait à lui et à ses semblables : la bienséance actuelle ne permet plus que de stigmatiser les groupes sociaux majoritaires. Mettre en scène le bruit des moyens de transports individuels, comme Philippe Zittoun l'a bien montré, relève par ailleurs des stratégies parfaitement conscientes d'une municipalité qui a produit un problème public en s'appuyant sur un outil de preuve, une carte dont elle a soigneusement limité les contours de façon à ne prendre en compte que le bruit automobile et à faire de celle-ci, et des deux-roues qu'elle associe sans discernement dans sa volonté de prohibition, la cause unique du bruit, des odeurs et de la pollution.

La vidéo met en scène l'idéal municipal, le minable petit entre-soi qui ferme l'horizon du maire d'un Paris de seconde zone et l'isole totalement des autres métropoles européennes, et sa tactique, opposer les Parisiennes et les Parisiens, les ménages les moins motorisés de France, ses électeurs, à ces envahisseurs sur deux ou quatre roues, rangés dans le même sac du gêneur allogène destructeur de la tranquillité publique, envahisseurs qui ne sauraient être égaux en droits aux Parisiennes et Parisiens, et deviennent donc les légitimes victimes de leur ostracisme, exprimé par voie de pétition. Alors, profitons du 25 mars pour rappeler à la municipalité parisienne que, pour ce qui concerne leurs droits, les citoyens ne dépendent pas d'elle et de sa mauvaise volonté, mais d'appareils règlementaires situés autrement plus haut dans la hiérarchie des normes, et pour lui montrer, au cas où elle en douterait encore, de quoi les manifestations motardes sont capables, en toute légalité, question volume sonore.

élévation

, 19:18

Il n'est, au fond, guère compliqué de diriger un État, dès lors qu'une situation financière saine lui garantit les moyens de ses politiques. Celui-ci ne rencontrera pas plus de difficultés lorsque sa solvabilité se dégrade, aussi longtemps que l'épargnant, animé d'un raisonnable espoir de récupérer dividendes et principal, acceptera de couvrir ses déficits. Mais lorsque l'état-anesthésiste a fini de consommer sa dernière ligne de crédit, il ne lui reste plus d'autre choix que de faire appel à la ressource des pauvres : l'imagination. Nicolas Sarkozy, dans son programme post-électoral récemment détaillé à la télévision, revient ainsi sur le problème lancinant et éternel du logement, plus précisément de l'insuffisance d'une offre disponible à un coût que ménages et bailleurs sociaux sont disposés à accepter. Longtemps, la question fut résolue de la façon la plus simple, en enchaînant une si longue liste d'avantages fiscaux qu'il a fallu, pour s'y reconnaître, les baptiser chacun du nom de son promoteur. La dureté des temps condamnant ces solutions faciles, il faut innover, et inventer un dispositif qui produise quelque effet sans pour autant rien coûter. Ainsi vit le jour cette augmentation des droits à construire, qui permettra, durant seulement trois ans, de bâtir, sur un terrain identique, 30 % de surface en plus, une solution d'une si parfaite simplicité qu'on s'étonne qu'elle n'ait pas donné naissance à l'une de ces maximes qui vous marquent un quinquennat : monter plus pour construire plus. Dès lors, on ne peut qu'être surpris de voir une aussi brillante idée si fraîchement accueillie, et en premier lieu par la profession des bâtisseurs.

Car, montrant ainsi que le diable ne se cache pas uniquement dans les détails, cette règle si élémentaire révèle, une fois mise en œuvre, une étonnante capacité à produire des ennuis. Les difficultés sont d'abord techniques : pour passer de 37 à 48 mètres, il faut plus qu'une gomme et des crayons. Revoir totalement la conception d'un immeuble collectif, quand bien même sa construction n'aurait pas encore commencé, se traduirait par des retards inacceptables, ne serait-ce que pour des raisons contractuelles. Seuls pourraient donc profiter du rehaussement les bâtiments encore en projet, et qui ne souffriraient pas d'un délai de quelques mois. Or, la mesure n'étant effective que durant trois ans, ces contraintes vont fortement limiter son effet. Construire plus haut, de plus, ne permet pas de commercialiser des appartements plus abordables, et pour deux raisons. Si la densité a des effets positifs en réduisant les distances et en favorisant les communications, elle augmente aussi le coût de la construction, un immeuble étant d'autant plus cher qu'il est plus haut. En principe, ce surcoût devrait être minoré par un meilleur usage du foncier. Mais, on ne peut guère en douter, les calculs des propriétaires seront vite faits, et les bénéfices à attendre de l'accroissement de densité compensés par la hausse du prix des terrains puisque, on le sait, dans les grande villes, c'est le fonds qui manque le plus. Comme toujours, le propriétaire de la ressource la plus rare sera le mieux à même d'en tirer profit. Le plein effet de ces nouvelles dispositions, en somme, ne s'appliquera qu'aux promoteurs déjà propriétaires du terrain, mais qui n'ont pas encore commencé à construire dessus, ce qui limitera singulièrement leur nombre.
Enfin, au delà des inévitables récriminations des défenseurs du patrimoine, animal ou minéral, cette augmentation des densités risque de trébucher face à des adversaires de taille, les élus locaux. Son principe implique en effet de contourner leurs prérogatives, puisqu'elle s'impose à eux, et à leur Plan local d'urbanisme, à une condition essentielle, et dont il est difficile de s'abstraire, la municipalité disposant toujours de la possibilité de s'opposer, au cas par cas, à un projet. On imagine que, dans les grandes agglomérations, les services de l'urbanisme auront autre chose à faire que d'interdire, ici et là, à la discrète surélévation d'un pavillon ; les promoteurs de grands projets, par contre, auront toujours à combattre pour se voir reconnu leur droit à la hauteur. Et dans les villages, les bonnes relations avec le maire et les voisins détiendront la clé du chantier.

Le gouvernement, écrivaient Les Échos, attend de cette idée si simple 40 000 logements supplémentaires par an. Les mises en chantier de logements, individuels comme collectifs, selon l'INSEE, fluctuent assez largement d'une année sur l'autre, reflétant ainsi des variations plus globales : elles sont passées de 430 000 en 2007 à 305 000 deux ans plus tard. En 2001, avec 421 000 unités nouvelles, on touche le haut de l'intervalle, et ce n'est sans doute pas dû au hasard, mais bien à l'anticipation de la dégradation des conditions de financement qui accompagnera le grignotage d'avantages qui contribuent largement à la vitalité du secteur. Le construire plus représenterait donc de l'ordre de 10 % du total, et viendrait alors compenser très exactement la diminution de leur activité que les professionnels anticipent. L'idée semble si merveilleuse que l'on doit regretter de ne pas y avoir songé plus tôt. Dans les faits, elle permettra surtout au propriétaire de pavillon d'enfin construire sans rien demander à personne ce garage auquel il n'avait pas droit, et dont il rêvait depuis si longtemps. Ayant mangé son gros gâteau, l'État-illusionniste se trouve réduit à sortir de son chapeau une maigre carotte, avec laquelle il lui sera bien difficile de satisfaire l'appétit dévorant de la foule des rongeurs.

mandarins

, 19:54

La Cour des comptes, dans son métier de gardien de la salubrité des financements publics, se trouve parfois contrainte de composer avec des acteurs dont les mauvaises manières semblent bien difficiles à corriger. Tout récemment elle a, une fois de plus, eu affaire à une population rebelle, celle de ces universitaires qui occupent des lieux aux noms étranges, les barres de Cassan, le grill d'Albert, et le très haut totem de cette tour sans nom que les indigènes, en hommage à un grand chef aujourd'hui décédé et qui guida la tribu entre 1961 et 1970, ont baptisée tour Zamansky. Son rapport tout juste rendu public et qui détaille, avec une obstination qui confine au masochisme tant elle met en scène l'impuissance d'une Cour qui, pour la troisième fois, revient visiter le chantier du désamiantage du campus de Jussieu pour constater à quel point la situation empire, ouvre la voie à deux types d'analyses. Il fournit une réponse à une manière d'expérience naturelle : à quel coût peut-on mener un chantier qui associe intervention radicale sur une grande et complexe implantation universitaire et volonté de perturber le moins possible la vie et le travail de ses occupants ? Mais il offre aussi, en particulier au travers des commentaires envoyés à la Cour et qui exposent assez clairement ce à quoi elle se contente de faire, diplomatiquement, et sans, à une exception près, citer de noms, allusion, le merveilleux spectacle ethnographique de mandarins en action, présidents d'Universités qui portent bien haut les valeurs du nationalisme de couloirs et considèrent comme affront impardonnable le fait que qui que ce soit ose se mêler des affaires de leur fief et, pire encore, songe, si peu que se soit, à leur demander compte de la façon dont ils dépensent les deniers publics.

Au premier abord, le chantier de Jussieu répond à une double contrainte, le temps, et la loi. Rendu obligatoire par décret en février 1996, le retrait de l'amiante friable devait être achevé en trois ans ; à Jussieu, le coût initial de l'opération se montait à 183 millions d'euros. Quinze ans plus tard, ce montant atteint 1,8 milliards, les travaux de désamiantage ne sont pas tout à fait finis, et le chantier ne trouvera pas son terme avant 2015. Et pourtant, dans cette exorbitante dérive, l'amiante ne joue qu'un rôle mineur, puisque la dépose du matériau cancérigène, seule raison d'être des travaux, ne représente que 9 % des dépenses totales ; quant au délai légal, il s'est révélé extensible à l'infini puisque deux prolongations préfectorales et une période de grâce supplémentaire l'ont décalé de dix ans, sans générer semble-t-il de conséquence particulière. Une autre contrainte réglementaire a contribué, sans que la Cour l'évoque, à l'explosion de l'enveloppe budgétaire. Détruire les 90 mètres de la tour Zamansky aurait conduit à se priver des deux tiers de sa surface, puisque le règlement d'urbanisme, auquel bien sûr il ne pouvait être question de déroger, limitait la hauteur d'un éventuel nouveau bâtiment à 37 mètres ; impossible, dès lors, de ne pas procéder à cette opération de rénovation qui a d'abord mis la structure à nu avant de reconstruire totalement les locaux, et a coûté plus cher qu'une construction neuve.
Mais, en un temps révolu, on ne se serait pas torturé avec des problèmes de cet ordre : on aurait installé ailleurs c'est à dire, quelle horreur, en banlieue, entre Saint-Denis et Aubervilliers par exemple, un campus moderne et aux normes de l'heure, avant de démolir les bâtiments d’Édouard Albert quitte, comme pour Baltard, à garder un pavillon témoin, quitte même à ne rien conserver du tout, la tour Croulebarbe suffisant amplement comme témoignage d'une architecture qui vaut essentiellement par son originalité structurelle, et de consacrer ce merveilleux terrain de bord de Seine, entre Jardin des Plantes et île Saint Louis, à des habitants autrement plus rentables et fortunés que les étudiants impécunieux. Si les choses ne se sont pas passées ainsi, c'est que l'université a pris son destin en mains, posé, avec autant d'obstination que de réussite, ses conditions, et que l’État a capitulé. Au demeurant, un déménagement partiel s'est bien produit puisque Paris 7, l'un des occupants de Jussieu, a vidé les lieux et s'est réinstallé autour des anciens Grands moulins de Paris. On aurait pu imaginer un désamiantage et une réhabilitation des locaux vacants, quelques ajouts comme celui de l'Atrium de Périphériques, et le transfert de l'établissement restant, Paris 6, dans les bâtiments rénovés. Il aurait fallu pour cela que les agendas s'accordent, entre acteurs universitaires, et avec l'aménageur de Paris Rive Gauche. Chacun ayant choisi d'ignorer l'autre, le chantier s'est transformé en un chemin où tout était devenu critique, et pour lequel les poches profondes de l’État furent, sans mesure, mises à contribution, 25 % du coût de l'opération passant en location de locaux provisoires, pour l'essentiel mis à disposition par des bailleurs publics, la Mairie de Paris en premier lieu.

C'est que l'autonomie de l'université Paris 6, la plus grande université scientifique de France, la mieux notée dans le fameux classement de Shanghai, lequel trouve, dans la réponse narcissique et complaisante que fait à la Cour un ancien président de l'université en question, une pertinence que le monde universitaire français, dans l'ensemble, lui dénie pourtant, ne saurait se comprendre autrement que comme un droit à dépenser sans compter et, plus encore, sans contrôle. La seule tentative de reprise en main du chantier par l’État, avec la nomination en 2007 d'une directrice de l'établissement public en charge de conduire l'opération qui avait mandat de rétablir l'ordre, s'acheva piteusement trois mois plus tard, par la démission de la responsable en question et le retour aux affaires de son prédécesseur. La Cour a bien compris à quel point la dérive de Jussieu vaut comme un avertissement pour les opérations futures, et elle s'inquiète à juste titre de la manière dont des universités aussi autonomes qu'irresponsables gèreront un patrimoine foncier qui, désormais, leur appartient. À l'arrière de l'Institut du Monde Arabe, coincé entre grill et barre, le campus de Jussieu accueillera très bientôt une nouvelle folie. Bjarke Ingels, le futur plus jeune récipiendaire du prix Pritzker, construira en effet à cet endroit un centre de recherche bien conforme à cette conception du spectaculaire que partagent les maîtres d'ouvrage, tant elle sert leur prestige et s'accorde à l'estime qu'ils ont d'eux-mêmes, mais vraisemblablement bien moins les comptables publics. La Cour des comptes n'en a sans doute pas fini avec ce dossier, et pourra difficilement faire l'économie d'un quatrième rapport. Portant l'affaire devant les juridictions compétentes elle a, de toute façon, décidé dès aujourd'hui de ne ne pas en rester là.

illusions

, 19:31

Une bonne pratique sociologique implique de prendre aux sérieux les intentions et les actions des acteurs, aussi bien que leurs justifications ; et pourtant, il faut bien l'avouer, parfois, la meilleure volonté du monde échoue à mettre en œuvre un tel principe. Mais puisque le renoncement ne figure pas au nombre des options offertes à l'analyste, on se doit de passer au filtre de la rationalité la dernière déclaration d'Eva Joly. Celle-ci, du moins, respecte une logique, celle de l'intensification de la menace qui précède une entrée en guerre, puisque, dimanche dernier, la candidate écologiste aux prochaines élections présidentielles est passée du diktat à l'ultimatum, fixant une échéance à un accord électoral avec le parti socialiste, revendiquant sa part des dépouilles d'un ours qui reste à tuer, exigeant l'arrêt définitif du chantier de l'EPR de Flamanville et, donc, le sacrifice des quelques petits milliards d'euros engagés dans l'opération, et, accessoirement, posant, par là-même, une fois de plus, une redoutable énigme aux scientifiques.
Sur la tactique, on peut hasarder quelques hypothèses. Un accord électoral ne représente jamais qu'un cas particulier de transaction commerciale, dans laquelle on échange des voix contre des postes. Impossible, bien sûr, de reconnaître ce fait : aussi faut-il soigneusement l'envelopper de principes, le cacher sous un emballage de vertu et, pour la galerie, montre ses muscles, et proclamer son intransigeance. Une des particularités du mouvement écologiste consiste peut-être en ceci que les principes y sont sacrés, et la vertu pas négociable, le genre de situation qui complique la tâche des médiateurs. Étonnamment confiant dans sa capacité de nuisance, le parti vert imaginait sans doute trouver en la personne du candidat socialiste cet être faible et rompu aux compromis que, avec autant de mépris que de complaisance, l'on a si souvent décrit. La sèche réaction de François Hollande montre à ceux qui en doutaient qu'il vaut mieux ne pas trop se fier aux réputations, surtout lorsqu'elles sont construites par vos adversaires.

Cette erreur tactique, qui n'étonne guère de la part d'une Eva Joly, mais sans doute un peu plus venant de son entourage, trouve vraisemblablement sa source dans une revendication exprimée par la candidate écologiste, et qui vaut comme une certitude, celle de posséder le monopole de la façon de concevoir la société de demain. Ainsi faut-il comprendre la phrase où elle affirme ne pas être un supplétif du Parti Socialiste, en inversant son sens : puisqu'il appartient aux seuls écologistes de définir ce que sera l'avenir, le rôle historique des socialistes se limite à fournir les effectifs d'électeurs nécessaires à l'accomplissement de ce destin. On devine aisément ce que de telles conceptions doivent à l'exhumation d'un dossier oublié au fond des archives des mouvements d'extrême-gauche ; et on trouvera une éclatante confirmation de ce fait dans l'ethos que révèle le programme qui conduira nécessairement à l'avènement de la société en question.
Sa première caractéristique, en effet, est d'être, au sens propre, révolutionnaire : il vise à construire un monde dans lequel il n'y aurait d'autre énergie que labellisée renouvelable, d'autre moyen de transport que collectif, d'autre agriculture que la polyculture d'avant guerre, reconstruite sur le modèle tant vanté des exploitations de subsistance des pays peu développés. De façon plus singulière, il prévoit aussi d'interdire l'alimentation carnée, sauf à trouver un moyen de tuer sans maltraitance. Car on repère facilement, dans ce catalogue à la cohérence seulement formelle, les mesures qui sont le fruit d'un activisme particulier, porté par quelques individus, et celles qui reprennent des termes bien fugitifs mais aujourd'hui en vogue, sensibilité électromagnétique ou obsolescence programmée. Le principe, en fait, consiste à fabriquer un système où l'on contrôlera tout et dépensera beaucoup. Pour le financer, on mettra à contribution les marchés et les foyers en proportion de ce que la morale réprouve : les paradis fiscaux, les riches, les entreprises, les pétroliers, les publicitaires, les producteurs de carbone et, justement parce qu'il n'en est pas, l'électronucléaire.

Un programme, en somme, qui prévoit de contraindre et punir et dévoile les pensées secrètes de l'idéologie verte ; malheureusement, son financement repose entièrement sur la capacité des marchés à se conduire comme des bons citoyens, dont on attend qu'ils maintiennent des activités qui n'ont d'autre raison d'être que lucratives une fois que les profits ainsi générés auront été généreusement offerts à la collectivité. On semble avoir bien vite oublié que l'objectif de la taxe Tobin n'était pas de produire des rentrées fiscales, mais de décourager certains investissements spéculatifs de court terme en les privant de leur pertinence. La meilleure preuve du succès de cette taxe, le meilleur garant de son efficacité, c'est donc de ne plus rien rapporter. Ainsi veulent se financer les écologistes, à l'abri de toute logique économique, avec comme seule certitude leur vertu. On accuse trop souvent leurs propositions d'être illusoires : les prendre au sérieux implique de reconnaître, à l'inverse, qu'elles sont réalisables, à la condition impérative de construire une société autoritaire, animée par une armée de contrôleurs chargés de scrupuleusement vérifier l'inefficacité de l'activité économique.
Étranglé par la concurrence et les surcapacités, Photowatt dépose son bilan, tandis que, depuis un sommet atteint en juin 2008, l'action de Vestas, premier producteur mondial d'éoliennes a perdu 88 % de sa valeur, imitée en cela par celle de son concurrent espagnol Gamesa. Toujours impatient, le marché n'attend pas 2012 pour estimer à une valeur qui lui paraît juste les entreprises qui jouissent des faveurs écologistes, et vivent des subventions obtenues grâce à elles. Ancré dans la réalité, et même sur un point où l'accord pourrait se faire, le détestable marché ne partage décidément en aucune façon les vertus vertes.

damnation

, 19:19

Il faut parfois faire aveuglément confiance à un simple titre. Hellfest, le métal expliqué à ma mère, documentaire de François Goetghebeur, adhère ainsi totalement à son projet, et remplit idéalement son contrat : profiter d'un encore jeune festival pour à la fois, en musicologue, fournir une rapide introduction à un genre à l'intérieur duquel les experts réussissent à cataloguer une quantité inégalée de chapelles et, en ethnologue, montrer les participants, spectateurs et musiciens, tels qu'ils sont, c'est à dire, pour l'essentiel, des actifs plutôt jeunes, mais pas seulement, plutôt socialement intégrés, et parfaitement à même de prendre pour ce qu'ils sont les codes d'un spectacle macabre qui existe en tant que tel au moins depuis Alice Cooper, ce qui ne rajeunit personne, et qui offre un moyen idéal de faire peur à ses parents tout en ridiculisant les bien-pensants. Mené par un agité très au fait de son sujet, et, pour tout dire, excellent dans son rôle, le reportage n'élude pas les réalités gênantes, comme dans cette séquence au cours de laquelle, à son corps défendant et après bien des difficultés, le journaliste réussit à arracher quelques mots à l'un des membres des Scorpions alors que, leur prestation sitôt terminée, les routiers germaniques quittent rapidement les lieux dans l'un de ces impressionnants convois de Mercedes noires que, en ce temps si durs pour bien des dictateurs, l'on ne croise aujourd'hui plus guère que chez les nouveaux riches de la Russie poutinienne.
Cueilli au cœur de son terrain, le sociologue ne peut que jouer sa partition habituelle, celle du désenchantement : les spectateurs qui l'entourent, d'après lui, sont plutôt plus éduqués, et plus intégrés, que la moyenne, et les adolescents suicidaires brillent par leur absence. Les quelques entretiens et les nombreux plans qui leurs sont consacrés, et qui montrent la diversité des âges, et le soin apporté aux costumes, ne peuvent que confirmer ces propos : à l'opposé de ces sempiternelles vidéos de concerts dans lesquelles on ne perçoit du public qu'une anonyme masse hurlante et trépidante, Hellfest, le métal expliqué à ma mère, montre des individus, adultes ordinaires s'accordant un petit moment de détente. Dans son traitement autant que par son sujet, il rappelle l'excellent Heavy metal auf dem Lande, autrefois diffusé sur ARTE et qui racontait les aventures agricoles de Nuklear Blast ; le reportage, de plus, peut se prévaloir de l'imprimatur accordé par les spécialistes du domaine.

Pourtant, il n'a été diffusé qu'au mois d'août, en troisième partie de soirée, sur la plus confidentielle des chaînes du groupe France Télévisions, laquelle ne semble pas prévoir de rediffusions. Et d'après ce que disent ses auteurs, cette production doit tout à la personnalité, et au récent décès, de Patrick Roy, l'ange tutélaire du festival, et doit donc être prise comme un remords qui, comme toujours, arrive trop tard. L'événement, pourtant, attirant 80 000 spectateurs venus de toute l'Europe, n'a rien de mineur, et permet de mettre en lumière un réseau auquel participent des centaines de milliers de citoyens européens : comment se fait-il qu'il ne figure pas, comme tant d'autres rencontres de moindre importance, à l'agenda culturel de l'été ? Comment se fait-il que l'on ne l'évoque guère auprès du grand public que pour rapporter le point de vue d'une mesquinerie abyssale et d'un nombrilisme exacerbé du catholique outragé ? A quel degré de bêtise faut-il être parvenu pour ressortir à son propos ce spectre grimaçant du satanisme qui ne fait même plus rire les sociologues ?

Le pire, au fond, est que l'on ne se pose guère ces questions. Le festival de métal, les rassemblements de motards, avec leur participants aussi nombreux que bien visibles, ne représentent qu'un segment particulier dans l'immense diversité de ces pratiques individuelles ou collectives à propos desquelles Christian Bromberger a rassemblé quelques études. Mais le rock, la moto, ou les jeux vidéos possèdent aussi, en corrupteurs de la jeunesse, une dimension déviante, et recèlent un potentiel substantiel de provocation. Dès lors, deux attitudes sont possibles. On peut, dans un ordre d'idées libéral, respecter les choix faits par des adultes, s'assurer qu'ils n'enfreignent pas la loi et prendre les mesures appropriées en cas de besoin : c'est, sur le terrain, assez souvent ainsi que les forces de l'ordre procèdent. Emprunter le chemin contraire entraîne toute une série de conséquences dont la moindre n'est pas ce sommet de ridicule atteint lorsqu'une vertueuse coopérative de magasins décide de retirer de ses rayons les exemplaires d'un jeu vidéo qui se pratique en ligne, et s'achète donc tout aussi bien de la même manière, indiquant ainsi aux amateurs la voie à suivre.
Car on sort alors du domaine du droit, et de son respect, pour entrer dans celui de la morale, et des prohibitions que l'on se permet en son nom. On abandonne les affaires publiques pour se mêler de la vie privée. N'aimant rien tant que de jouer les directeurs de conscience, les militants de l'ordre moral n'éprouvent aucun scrupule à franchir ce pas, ne concevant même pas que l'on puisse leur en tenir grief puisqu'il sont, eux, persuadés à la fois d'être du côté du bien, d'agir dans leur bon droit, et de répliquer à une agression qui les touche dans ce qui les justifie, leur foi. Les tribunaux, bien sûr, sont là pour mettre un terme aux atteintes les plus visibles. Mais la loi ne contraint pas les choix de quantités d'acteurs qui ont intérêt à obéir à certains impératifs, acteurs dont les décisions se voient en particulier sur ces canaux de télévision dont la diversité de la programmation évolue en fonction inverse de leur nombre. Cette censure de tout ce qui ne pourrait pas passer sur TF1 à 20h30 oblige ceux qui en subissent les conséquences à s'organiser autrement ; comme leurs passions ordinaires rassemblent suffisamment d'amateurs pour assurer leur pérennité, ils s'organisent à l'écart des canaux institutionnels, et prospèrent dans leur coin, avec leur presse, leurs rendez-vous réguliers, et Internet pour relier tout ça. On tourne, mais en rond : et puisque la passion trouve moyen de s'exprimer, réclamer plus, réclamer donc un traitement équitable et un respect de ses droits et de ses libertés, se paye d'un effort coûteux dont le succès semble aléatoire. Aussi, on reste dans son monde, entre soi, perdant ainsi toute chance de jamais en sortir.

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