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auditions

, 19:48

Contre la spécialisation et ses conséquences néfastes, on gagnera toujours à disposer d'une connaissance diversifiée, quand bien même elle serait, sur certains plans, superficielle, voire anecdotique, d'un domaine particulier. Car elle fournira les éléments indispensables à une pleine compréhension de matériaux d'origine variée mais qui sont, eux, produits par des intervenants dont on se rendra vite compte qu'ils ne possèdent que des vues extrêmement vagues, dont la pertinence relève bien souvent du seul préjugé, dont le processus d'élaboration intellectuelle ne se distingue en rien de celui du sens commun, du domaine en question. S'agissant de citoyens ordinaires, cela n'aurait guère d'importance. S'agissant de députés réunis pour une mission d'évaluation d'un problème public, une telle constatation se révèle bien plus gênante. Avant de partir en vacances, ceux-ci eurent en effet le temps de participer à une mission d'information relative à l'analyse des causes des accidents de la circulation et à la prévention routière, laquelle procéda à des auditions de personnes qualifiées, fournissant par la-même un riche matériau dont il ne sera possible que d'étudier quelques éléments, tant il est chargé de significations diverses, dont la première tient au contexte qui a permis son élaboration.

Faisant suite à une proposition du Président de l'Assemblée, cette mission intervient bien sûr à un moment particulier, celui de la fronde des députés UMP qui, en mai dernier, votèrent un léger assouplissement des règles du permis à points. Que le législateur s'occupe de cette question a déjà quelque chose d'exceptionnel. Car la règlementation en matière de sécurité routière, et cela a encore été le cas lors du récent et explosif Comité interministériel, relève presque totalement du domaine de l'exécutif. Le parlement n'a son mot à dire que sur des questions particulières, répression de l'alcoolisme ou permis à points, ou lorsque, par deux fois durant les vingt dernières années, on lui présentera une loi. D'une certaine façon, cette mission va donc les jeter dans le bain, et on s'apercevra vite que peu nombreux sont ceux qui savent vraiment nager. Elle sera alors pleine d'enseignements dont le premier, dans la tradition de la société de cour, tient moins aux qualités des intervenants qu'à leur ordre de passage.
Le plus souvent, en effet, celui-ci obéit à la bienséance institutionnelle, ce pourquoi, comme chez Norbert Elias, les exceptions seront hautement significatives. On commence par le plus haut gradé, la déléguée interministérielle à la sécurité routière, on continue par les fonctionnaires placés sous ses ordres, puis on auditionne le SAMU avant de s'attaquer aux experts, un chercheur de l'INRETS, ou le préfet Guyot. Déjà, les exceptions sont nombreuses : en même temps que la déléguée interministérielle, la commission auditionne la directrice du LAB, laboratoire privé mais commun à Peugeot et Renault ; avant les experts, on entend un représentant de la fédération des assurances, qui regroupe les assureurs non mutualistes. On voit ainsi se dessiner un second cercle de préséance, qui place les entreprises privées juste un cran au-dessous de la puissance publique. Et, pour finir, les députés écoutent les représentants des usagers, motards, piétons, automobilistes, cyclistes, dans un ordre qui n'est pas non plus dénué de sens, en profitent pour accorder leur attention au très efficace lobby des fabricants d'avertisseurs de radars, et terminent avec Chantal Perrichon, présidente de la Ligue contre la violence routière. Sa position en fin de débats, les attaques dont elle est l'objet de la part d'un Jacques Myard valent aussi comme un symptôme, qui donne à penser que, aux moins chez les députés UMP, sinon la cause qu'elle a défendu avec zèle, du moins sa manière de faire n'est plus vraiment en cour.

De ces compte-rendus, on retiendra celui de la sixième journée, et pas seulement parce qu'il y est question des motards. Car les trois entités auditionnées ce jour-là, deux associations d'usagers, et un lobby industriel, sont aussi dissemblables que possible, et possèdent chacun leur propre stratégie pour faire valoir ses intérêts ; et là, sans nul doute, l'AFFTAC impressionne. Créée en mai dernier pour représenter les producteurs d'avertisseurs de radars sous la menace d'une interdiction gouvernementale, elle a su en quelques semaines se muer en un promoteur de la sécurité routière tout dévoué à l'intérêt général, et prêt à collaborer en cas de besoin, comme lorsque son représentant propose d'utiliser le suivi de ses clients dont il connaît en permanence la position, le temps de conduite, la vitesse et, bientôt, la dynamique, pour leur adresser des messages à caractère purement informatif. Dans un ordre radicalement différent, le représentant de la branche lyonnaise de l'association Les droits du piéton donne une éblouissante démonstration de sectarisme, laquelle ne se limite pas à son champ d'action puisque, présentant le fait de rouler à moto comme une addiction et les motards comme seulement sensibles à la sanction, distinguant usages utilitaires et hédonistes, et réclamant une limitation de la cylindrée des machines en citant en exemple ce Japon qui ne fabrique des grosses cylindrées que pour les exporter, il reprend mot pour mot l'argumentaire de celui qui fut le premier délégué à la sécurité routière, Christian Gérondeau, voilà trente ans. De sa part pas un mot, bien sûr, au sujet de la responsabilité des piétons dans les accidents dont ils sont victimes et qui, à Paris, selon le dernier rapport de la Préfecture de police, approche des 53 %, soit environ dix à quinze points de plus que pour les cyclistes, motards et scooteristes. Pas une mention des derniers chiffres de la sécurité routière qui, sur les douze mois qui courent jusqu'en mai 2011, relève 512 piétons tués, et 749 motocyclistes.

Toujours représentés par la FFMC, ces derniers seront aussi l'objet de l'attention des députés ; ceux-ci, comme souvent, se montrent aussi avides d'apprendre que dépourvus de connaissances sur ce point spécifique. Philippe Meunier, qui a passé son permis moto en 1984, propose de ne pas mettre les machines les plus puissantes à la disposition de motards inexpérimentés. Il ignore donc que c'est précisément ainsi que les choses se passent depuis la réforme de 1996. Députés, les parlementaires sont, ou ont été, presque tous des élus locaux, maires, conseillers généraux. Ils ont donc eu à s'occuper, dans leurs activités courantes, de sécurité routière, d'aménagements de voirie. Pourtant, tout au long des auditions, ils démontrent leur ignorance de cette question que, visiblement, ils ont délaissée jusqu'au brutal réveil imposé par leurs électeurs. Leur attrait pour les solutions simples, règlementaires et automatiques, le LAVIA, le bridage des véhicules dont il est pourtant facile de démontrer que ses effets ne peuvent être que contre-productifs, leur mode de réflexion ethnocentrique dans lequel leur expérience singulière a valeur scientifique ne montrent pas seulement à quel point ils sont incapables d'appréhender ces questions sociales complexes qui transcendent totalement leurs habituelles catégories juridiques. Ils semblent en effet n'avoir aucune conscience des propriétés gravement attentatoires à la vie privée des dispositifs automatiques qu'ils défendent, et dont l'audition de l'AFFTAC fournit un exemple. La règlementation en matière de sécurité routière, certes, va bien souvent restreindre la liberté individuelle. Mais la tâche du législateur devrait être de veiller à ce que ces atteintes soient aussi limitées que possible, et de faire en sorte qu'elles soient toujours, rationnellement et démocratiquement, justifiées. Laissant l'administration décider seule de ce qui est bon pour les usagers, les députés montrent à la fois une conception étroite et subordonnée de leur fonction, et, en règle générale, une ignorance à peu près totale dès que l'on s'aventure dans un domaine technique. Ce n'est certes pas au Palais Bourbon que l'on peut s'attendre à des moments aussi délicieux que cette discussion sur les mérites comparés des technologies de réacteurs au thorium.

chiffons

, 19:23

Claude Guéant est un incompris. En mai dernier, une réunion consacrée à une question qui relève désormais de son seul ministère a décidé d'une série de mesures coercitives. Trois d'entre elles s'adressent exclusivement aux conducteurs de deux-roues motorisés voire, de façon explicite, aux seuls motards, et à leurs compagnons d'infortune, les resquilleurs au guidon de ces tricycles de forte cylindrée. Et on n'a pas besoin de faire preuve d'une imagination débordante pour comprendre que la démarche qui leur impose des plaques d'immatriculation plus larges de dix centimètres et le port d'un équipement haute visibilité ne révèle qu'une intention, celle de les stigmatiser de la façon la plus évidente possible. Visant une population spécifique, revendicative, organisée, une telle décision ne pouvait que faire le bonheur du militant, et déclencher une réaction dont la vigueur et l'ampleur, l'une comme l'autre pourtant parfaitement prévisibles pour le connaisseur du milieu, semblent avoir surpris les autorités. Au-delà du strict cas d'espèce, une telle séquence fournit l'occasion d'une spéculation intéressante, qui portera sur la manière dont le pouvoir actuel sélectionne, annonce, justifie et, éventuellement, abandonne des décisions dont il prétend qu'elles relèvent d'un domaine purement technique, donc rationnel et objectivable.

Imaginons la manière dont ceci se serait passé dans l'ancien temps. Quelque chose, une propriété, une pratique, pose, publiquement, problème : le fort développement de l'usage des deux-roues motorisés, quand bien même il aurait pris naissance voilà quarante ans, peut se concevoir ainsi. Avec deux roues, on dispose d'un véhicule étroit et, accessoirement, assez souvent, rapide : la présence visuelle relativement faible de l'engin, sa maniabilité, son positionnement particulier sur la chaussée peuvent indiscutablement déconcerter les autres usagers, et d'autant plus que, le plus souvent, ils ne disposent à son sujet ni d'expérience, ni de formation. Ce problème, au demeurant, a depuis longtemps été pris en compte par les pouvoirs publics, puisqu'ils imposèrent en 1975 aux motocyclistes l'obligation d'allumer à toute heure leur feu de croisement. Et aujourd'hui, ils envisagent de faire plus ; dans le mode de pensée traditionnel du technocrate, proposer une nouvelle mesure implique une étude préalable. Prévoyant, l'État dispose à cette fin d'un institut de recherches spécialisé, l'INRETS, lequel comprend des spécialistes avertis qui ont l'habitude des protocoles circonstanciés et des études lourdes, comme celles qu'ils mènent actuellement sur une autre question qui fâche, la circulation entre les files de voitures sur le périphérique et les voies rapides.
Admettons donc que, ne se satisfaisant pas de la tautologie selon laquelle, avec un gilet aux couleurs éclatantes, on vous voit mieux, l’État s'intéresse de façon pragmatique au problème. D'autres ont déjà tenté d'y répondre. Mais les preuves photographiques avancées, des motards vus de dos et de loin, des piétons sur un parking, cachés au milieu des voitures et cadrés depuis un toit, démontrent exactement le contraire de la thèse qu'elles prétendent soutenir. Car les accidents de moto qui se produisent à deux cent mètres de distance et avec un hélicoptère restent malgré tout très rares. À hauteur d'automobiliste, à cent mètre d'écart, ce qu'on voit de la moto qui arrive, c'est un phare allumé et, éventuellement, ce qui dépasse de la bulle et du carénage, une tête et des bras. S'il y a quelque chose à imposer aux motocyclistes en matière de visibilité, c'est donc le casque rouge vif de la police belge : là, les fans risquent de ne pas apprécier.

Bien sûr, des études contrariantes, comme lorsque Rune Elvik démontre l'inutilité du contrôle technique des véhicules, n'ont jamais empêché le pouvoir d'agir. Mais il aurait, au moins, pu s'intéresser à un second facteur, devenu un passage obligé, et un poncif, des politiques publiques en cours d'élaboration, l'acceptabilité sociale des mesures envisagées : là, en principe, il aurait du s'apercevoir de quelque chose. Il vise, au fond, à décider du costume que devra obligatoirement porter une catégorie de citoyens. Trente ans d'activisme ne lui ont toujours pas appris que les citoyens en question étaient plutôt du genre susceptible, prompts à s'agiter, et qu'ils possédaient une conception idiosyncrasique de l'élégance vestimentaire, conception à laquelle ils ne sont pas près de renoncer. Trompé sans doute par le précédent des automobilistes qui ne se séparent plus d'un gilet jaune qu'ils ne portent jamais, il a cru qu'agiter le fanion de la sécurité suffirait à étendre, en tous temps et lieux, la même mesure aux motards. Ceux-ci, pourtant, savent très bien d'où elle tire son origine.
Car cette obligation possède une généalogie en tout point différente du chemin rationnel qu'analyse le politiste. Le port obligatoire d'un gilet haute visibilité agrémenté au dos du numéro d'immatriculation, avec comme objectif de mieux contrôler et réprimer ces méchants motards, avait été proposé en 2007 par la plus médiatique des associations de victimes, toutes catégories confondues, un temps envisagé par la déléguée à la sécurité routière d'alors, et justifié par le précédent, et l'exemple, d'un pays sans doute unique où une telle mesure est en vigueur : la Colombie. Inutile de chercher l'inspiration plus loin, impossible de ne pas voir que, scindée en deux, avec d'un côté de grandes plaques d'immatriculation, et de l'autre un vêtement fluorescent, cette idée a porté ses fruits. Mais comment diable le pouvoir s'y est-il pris pour croire qu'il pourrait sans difficulté imposer ces mesures ? Car avec cette contrainte dont il est impossible de ne pas voir que, désignant à la vue de tous le déviant en l'affublant d'oripeaux spécifiques, elle possède, consciemment ou non, un caractère indubitablement infamant, et rejoint une très longue et très ancienne pratique de marquage des populations stigmatisées, on fournissait aux motards, qui n'attendaient que ça, un motif d'action idéal, et une occasion comme on n'en avait pas connue depuis trente ans d'unifier ce monde fortement segmenté autour d'une revendication commune. Les manifestations du 18 juin sont ainsi intéressantes non seulement par leur ampleur, mais aussi par la façon dont s'y exprime le rejet de ces deux obligations. Le pouvoir, qui n'écoute même plus ses policiers pourtant très bien renseignés, et honorablement connus des protestataires, semble avoir été totalement pris au dépourvu, joue depuis lors les incompris, et s'essaye à l'art subtil de la dénégation. Le dernier acte de Michèle Merli à la tête de la sécurité routière restera sans doute cette pitoyable reculade, qui la voit essayer de sauver les meubles à minima, puisqu'elle se satisferait d'un minuscule acte d'allégeance, porter un simple brassard de couleur vive.

On le voit, la confusion règne. Le temps, celui qu'il aurait fallu prendre pour une étude sérieuse de la question, à moins d'un an de la grande élection, à l'évidence, manque. Le pouvoir fait preuve des propriétés qu'on lui connaissait, l'improvisation, l'ignorance, la superficialité. Mais il montre, plus profondément, son caractère viscéralement autoritaire, sa volonté d'ignorer tous ceux qu'ils ne perçoit pas comme menaçants, et un mépris social qui s'étend jusqu'à ses propres rangs. N'écoutant plus que les gens de son clan, lesquels ne lui apprendront que ce qu'il croit déjà savoir, il paraît bizarrement désarmé face à des réactions pourtant parfaitement prévisibles, pour peu que l'on prenne la peine de s'intéresser aux acteurs en cause, le mouvement motard en l'occurrence. Peut-être, après avoir négligé tant d'avertissements venus de tous les côtés, prend-il subitement conscience que son choix d'instrumentaliser la sécurité routière, et de s'en servir pour satisfaire une clientèle précise, et sans doute minoritaire, risque finalement de se payer dans les urnes. Aussi cherche-t-il, au tout dernier moment, à attraper une branche salvatrice. Inutile de dire que le temps se prête moins que jamais au compromis : ces gilets, au soir de la défaite de Nicolas Sarkozy, il faudra, tous ensemble, aller les jeter par dessus les grilles de l'UMP.

cornichons

, 19:46

Démasqué, mais clamant bien haut son innocence, le concombre a chèrement vendu sa peau. Pourtant, son dossier était lourd. Lui qui, avec un peu de chance, aurait pu finir dans un bocal de délicieux cornichons n'a déjà pas été gâté par la nature. Cucurbitacée aqueuse et indigeste, son inutilité culinaire presque complète le condamne à finir dans l'une ou l'autre de ces préparations dont l'infini des variétés ne peut masquer le fait qu'elles soient totalement dépourvues d'intêret gustatif et ne constituent, en règle générale, rien d'autre qu'une caution diététique pour ceux qui, par paresse, manque de connaissances et défaut d'imagination, s'obstinent à les considérer comme un apport appréciable pour l'une ou l'autre de ces soirées entre étudiants, une salade. Mais que, pour finir, justice ait été rendue au végétal incriminé ne fait que renforcer l'intérêt de l'affaire de la bactérie tueuse.

Maintenant que l'on connaît, très probablement, la fin de l'histoire, il devient évidemment facile de la reconstituer, et de reprocher leurs erreurs à ceux qui, au départ, ont erré à la recherche de la souche mortelle. Immédiatement suspecté, le concombre andalou faisait certes un suspect idéal. Mais la précipitation avec laquelle il a été désigné, et condamné, confirme justement l'idée que les soupçons qui, longtemps, l'ont entouré ne trouvaient pas uniquement leur origine dans la stricte application d'une méthodologie scientifique à la neutralité insoupçonnable. La mer de plastique de cette région d'Alméria tellement vantée dans les documentaires d'Arte, la culture intensive et hors sol, la noria des poids-lourds qui alimentent ensuite toute l'Europe de ces fruits et légumes qui ignorent la terre et les saisons composent un paysage d'industrialisation agricole nocive et polluante, qui s'oppose trait pour trait au monde des AMAP que fréquente le bobo parisien. Symboliquement, le lien entre le nocif et le pathogène s'impose.
Sauf qu'il ne s'agit pas ici de discuter des goûts et des odeurs, mais du respect des normes d'hygiène, soit précisément de ce que l'industrie, adepte de la stérilisation, de la pasteurisation et de l'irradiation, consciente, à cause de ses gigantesques volumes de tomates et de concombres, des conséquences pour son activité du développement d'une bactérie mortelle qu'elle livrerait ensuite sur tous les marchés européens, sait faire de mieux, et de façon bien plus efficace qu'une exploitation traditionnelle. Une bactérie d'origine fécale ne peut se développer que si certaines conditions sont réunies, conditions qui font précisément toutes défaut sous le plastique andalou. Et pour privilégier la piste que la rationalité aurait dû considérer comme la moins probable, il faut se laisser guider par ses affects ; aussi, on voit bien ici à l’œuvre une certaine forme de racisme agricole.

La manière dont les enquêteurs ont tourné autour du fautif, blanchi dans un premier temps, avant que l'accumulation d'éléments statistiques n'emporte la décision, la façon dont, responsable, il a été lavé de toute culpabilité, se révèle elle aussi riche d'enseignements, tant sont nombreuses les opérations symboliques employées et dont la première, la plus courante, relève de la façon de dénommer les choses. Car même si la désignation, techniquement, est impropre, le grand public connaît le végétal coupable sous le terme de pousse de soja. Or, très vite, le mot disparaît, puisqu'on ne saurait ternir la réputation de l'aliment qui mieux qu'aucun autre incarne la santé : un temps, on parle de haricot mungo avant de se fixer sur l'appellation générique, graine germée. L'unanimité qui se forme sur un terme repris ensuite de manière systématique, au point qu'il semble exister de toute éternité alors que, au moins aux oreilles du grand public français, il apparaît pour la première fois et n'évoque donc rien, montre combien il importait de sauver la réputation du soja et donc, a contrario, à quel point on pouvait sans scrupules sacrifier le concombre andalou.
Le fait que la bactérie s'attaque en priorité aux adultes jeunes, et semble éprouver une nette préférence pour les femmes n'est tenu que pour preuve de son exceptionnelle virulence : est-il donc si difficile de constater que, la contamination se produisant par voie alimentaire, il est, pour tomber malade, indispensable d'avoir mangé une salade au soja ? Or, comme d'ailleurs toute espèce d'habitude alimentaire, une telle consommation est socialement déterminée. Fréquenter un restaurant bio dans une grande métropole, Hambourg en l'occurrence, y manger des légumes crus sélectionne socialement les victimes de la bactérie, lesquelles ont toutes les chances d'appartenir aux fractions de la population qui possèdent de telles habitudes, les jeunes surtout, les femmes d'abord.

Et c'est là que l'on touche à une dimension quasi mythologique. Les victimes de la bactérie sont précisément mortes de ce qui devaient les sauver, l'alimentation naturelle débarrassée des pesticides, la protéine végétale magique qui permet de se passer de viande, mais aussi de la norme sociale qui impose, et une fois de plus en premier lieu aux femmes, cette façon de se nourrir qui permet de garder la ligne, et respire la santé. Évoquer cette question nous amène immédiatement sur les sommets de l'anthropologie de comptoir : cru, ou cuit ? Car une simple cuisson, comme dans les cuisines asiatiques par lesquelles ces germes sont arrivés dans les assiettes européennes, aurait détruit la bactérie. Consommée cuite, la graine infectée serait sans danger ; crue, elle est potentiellement mortelle. On se trouve donc bien face à la première crise sanitaire indissolublement liée à ces nouvelles pratiques agricoles qui, conçues pour s'opposer terme à terme au repoussoir de la culture intensive, révèlent maintenant des dangers qui leurs sont propres. Fatalement, le déni apparaît alors, la rumeur qui se réfugie dans le complot, le laboratoire secret de Hambourg, l'OGM qui passait là par hasard. Comme avec la maladie du renard, on ne saurait incriminer la nature, et mettre en cause les conserves que grand-mère préparait avec les légumes de son jardin, quand bien même elles seraient infectées de toxine botulique. Ce qui est naturel ne peut pas faire de mal et, donc, le mal vient forcément d'ailleurs : indéniablement, on a ici affaire à une pensée magique.

obsession

, 19:23

Puisque même une presse qui jouit encore d'une petite réputation ne sait faire de l'événement qu'un compte-rendu intégralement servile, et puisque le sujet lui-même fonctionne comme révélateur de tensions qui dépassent largement son objet finalement modeste, reparlons donc un peu, au risque de lasser, de sécurité routière. Réuni en urgence, un Comité interministériel de sécurité routière a donc décidé de mesures propres à enrayer la hausse de la mortalité constatée depuis le début de l'année. Ce sec énoncé digne d'une dépêche d'agence déborde pourtant de significations cachées. Constitués une, parfois deux fois l'an, ces sortes de conseils de tous les ministres qui entretiennent un rapport si ténu soit-il avec la sécurité des usagers de la voie publique, loin de former l'organe de décision qu'ils sont censés être, ne sont qu'occasion de convoquer la presse et de diffuser un communiqué dévoilant des mesures préparées de longue date, justifiées par des considérations techniques et réputées douées d'efficacité ; un des intérêts de ce comité-là réside en ceci qu'aucune de ces propriétés n'est remplie.

Ainsi, il s'est tenu quelques semaines avant le moment initialement choisi : cette façon de faire répond à une des constantes de la rhétorique politique, celle de l'urgence constatée qui implique la mobilisation des instances de décision et la production d'un programme d'action à effet immédiat, lequel mettra fin avec succès à la dégradation rapide d'un équilibre. Sauf que, en l'espèce, comme l'établit avec sagesse la FFM, l'urgence n'est que fiction, et l'aggravation du bilan de la sécurité routière depuis le début de l'année, trop fugitive pour être statistiquement significative, trop conjoncturelle pour être expliquée par un déterminisme mécanique, ne saurait fonder une action rationnelle. Si le pouvoir réagit, ce n'est pas parce que les barbares cognent avec insistance à nos portes, mais parce qu'il est prisonnier du modèle qu'il a lui même conçu, en faisant de la sécurité routière une question politique essentielle mais de court terme, en traitant cet objet social complexe comme s'il disposait à son égard de pleines capacités d'action, en dotant des écarts statistiques non significatifs, qui ne devraient être connus que des seuls spécialistes, à la fois du statut d'un jugement remis en jeu tous les mois, et d'une visibilité qui, au même titre que pour ces autres chiffres dotés de propriétés semblables, le chômage, l'inflation, la croissance, fait du bilan mensuel de la sécurité routière un sujet obligatoire d'ouverture des journaux télévisés. Décrétant que les progrès considérables des quarante dernières années devaient tout au seul accroissement de la répression, il se trouve, à la plus légère inflexion négative, contraint de réagir : sauf que, en l'espèce, il n'était pas prêt.

Dés lors, son catalogue de mesures détaillé dans le dossier de presse édité pour l'occasion fonctionne comme une cartographie des tensions qui agitent le pouvoir et, pour ceux qui connaissent un peu la généalogie des décisions prises, comme un guide des positions occupées par tel ou tel dans ce champ de la sécurité routière. De ce fatras, une logique émerge, qui n'a rien de surprenant, celle du moindre coût, économique, mais aussi politique et symbolique. Par exemple, modifier les limitations de vitesses aurait impliqué à la fois le recalibrage des appareils de contrôle, et le remplacement des panneaux : la lourdeur même du dispositif déjà en place garantit sa pérennité dans son état actuel. Ne pas diminuer le taux d'alcoolémie, ne pas aller plus loin dans l'interdiction des conversations téléphoniques permet de voir une autre logique à l’œuvre, celle qui conduit à encore tenir compte de certains intérêts, logique d'autant plus évidente qu'elle ne préserve pas une autre catégorie d'acteurs appartenant au monde économique, d'apparition récente et de bien moindre importance, les producteurs de systèmes de géolocalisation de cinémomètres : l’État, à l'évidence, ne redoute pas d'affronter les Coyotes en colère. Mais il n'est pas dit qu'il ait raison.
Très probablement, aucune de ces décisions précipitées n'a eu le temps de subir l'examen du publiciste : en conséquence, elles ont toutes les chances de connaître la censure du tribunal. On voit mal sur quelle base interdire des systèmes jusque-là légaux, et qui ne font rien d'autre que de diffuser au moment opportun une information par ailleurs publique. On se demande comment justifier cette bizarre idée d'accroître la dimension des plaques d'immatriculation des motocycles, pour les porter à un format que l'Allemagne, semble-t-il pour des raisons d'harmonisation européenne, vient précisément d'abandonner. Il paraît que l'exemple serait venu de Grande-Bretagne, pays dont les immatriculations, à la différence de la situation française actuelle, sont elles aussi hors normes. Et on s'attardera, enfin, sur cette nouvelle lubie d'un État qui semble décidément énormément tenir à régenter la façon dont ses citoyens s'habillent, l'obligation faite aux seuls motocyclistes de porter des marques de haute visibilité.
En effet, l'argument utilitariste ne tient pas une seconde : s'il s'agissait vraiment d'améliorer la visibilité d'usagers vulnérables, alors la mesure devrait avant tout s'imposer à ceux qui, faute de produire de l'électricité en quantité suffisante, sont, en particulier la nuit, très difficiles à détecter alors même que leur accidentalité, en conditions comparables, donc strictement urbaines, n'est vraisemblablement en rien inférieure à celle des motocyclistes et que, contrairement à ces derniers, le port du gilet modèle Lagarsfeld ne souffre pour eux d'aucune contre-indication technique, les cyclistes. Il en va de même avec les plaques d'immatriculation : une petite connaissance du milieu permet certes de rencontrer ces artistes du graissage de plaque, ces mécaniciens du support inclinable, ou bien ces esthètes du format carte de visite. Mais ceux-ci sont déjà dans l'illégalité ; punir tous les motocyclistes, et eux seuls, pour les dérives de quelques-uns, leur imposer le port d'un élément uniforme et bien visible qui transforme ces victimes d'accidents en coupables d'être ce qu'ils sont ne relève, comme dans toute opération de marquage, que d'une volonté d'humiliation, et de stigmatisation des déviants.

Car ce catalogue dépareillé tient par une seule logique, ancienne, profonde, et caractéristique de la droite, qui voit dans le citoyen un être par essence immature et à la responsabilité limitée, qu'il faut sans arrêt contrôler et toujours réprimer pour le contraindre à ne pas quitter un droit chemin qui n'est pas seulement défini par la loi, mais aussi par une morale rigoriste au nom de laquelle on s'autorisera à stigmatiser ceux qui préfèrent des valeurs différentes, et quand bien même ils respecteraient strictement la règlementation. Une des mesures proposées semblera incompréhensible au profane, celle qui promeut la "voiture sûre" aux performances volontairement bridées, susceptible de respecter automatiquement les limitations de vitesse qui lui seront indiquées par un GPS. Elle a pourtant une déjà longue histoire et, partout en Europe, des centaines d'ingénieurs travaillent au développement de ces systèmes intelligents qui matérialiseront le délire du technocrate, le contrôle permanent, automatique, en temps réel, du citoyen. La sanction immédiate et automatique du plus léger écart, voilà bien le projet d'un État technicien qui ne voit aucun mal à développer des dispositifs qui lui permettront de savoir à chaque seconde où se trouve n'importe quel individu, puisque c'est pour son bien. Alors, rêvons un peu, et pensons plutôt à ces pays démocratiques, où l'on peut même trouver des moteurs libres et des députés qui vont vite.

pseudoscience

, 19:46

Les apprentis sociologues le savent bien, eux qui profitent des sages mises en garde de leurs aînés, la large diffusion d'un certain degré de culture scientifique, conséquence de la démocratisation des études supérieures, ne va pas sans générer quantité d'effets pervers, lesquels seront particulièrement sensibles pour les spécialistes d'un domaine qui parvient difficilement à impressionner qui que ce soit, celui des sciences humaines et sociales. Puisque certains n'ont besoin que de quelques lectures pour tout savoir et tout comprendre, faire valoir un point de vue singulier non pas d'autorité, mais parce qu'on est en mesure de démontrer de manière un peu convaincante sa validité, se révèle bien plus compliqué que pour les heureux spécialistes de ces disciplines où l'alignement de quelques équations suffit le plus souvent à faire régner l'ordre. Et pourtant, elles aussi souffrent d'un effet pervers qui leur est propre, et qui tient justement à la réputation d'infaillibilité du chiffre. Si la rigueur de la démonstration physique ou mathématique peut fort bien se contenter, comme le rappelle Dave, d'une unique preuve, l'appareil mathématique sert aussi à produire ces données fragiles dont la validité dépend étroitement du strict respect de contraintes précises, les statistiques. En de mauvaises mains, celles du politique le plus souvent, ce système de fabrication de preuves peut à la fois abuser le citoyen ordinaire et servir le discours intéressé du journaliste tout en se révélant totalement invalide. Pourtant, démontrer cette propriété n'est pas chose facile, tant comprendre l'erreur implique une pratique des outils théoriques qui commandent la validité des données en question, pratique qui fait précisément défaut au profane, ce pourquoi il se laisse si facilement abuser. Heureusement, il arrive parfois que, lorsque son désir de justifier une décision de façon à la fois élémentaire et argumentée, ce qui dans le monde scientifique va rarement de pair, se révèle trop fort, quand sa volonté d'instrumentaliser le chiffre se révèle trop puissante, quand sa conviction devient si catégorique qu'elle finit par ne plus être qu'une croyance, le politique se laisse aller à publier des éléments si rudimentaires et si péremptoires qu'ils se réfutent d'eux-mêmes, sans grand besoin d'une aide extérieure : ainsi en est-il de la dernière campagne de la sécurité routière, qui fait la promotion du radar automatique comme arme de sauvegarde massive.

La plaquette éditée à l'occasion fournit un matériau d'analyse d'une étonnante richesse, et d'abord par sa mise en page : on s'en rend immédiatement compte, elle ne comporte pas quatre pages, mais deux fois deux : sur les deux premières, les arguments, sur les deux suivantes, les preuves. L'argument, de prime abord, est uniquement d'autorité : les radars sauvent des vies. À ce stade, certains petits malins ont déjà fait remarquer que leur pouvoir, au mieux, se limite à retarder l'heure de la mort alors que d'autres se demandent comment ces humbles boîtes réussissent à prendre en charge des blessés pour les conduire à l'hôpital. Mais puisque la publication vise à convaincre rationnellement, elle s’accompagne immédiatement d'une preuve qui, pourtant, elle aussi, a de vrais airs d'argument d'autorité : 1 % de vitesse en moins, c'est 4 % de morts en moins*.
La preuve se trouve en fait sous l'astérisque : malheureusement, se contentant de convoquer en tous petits caractères l'accidentologie mondiale et l'OCDE en particulier, elle ne comble pas vraiment le scientifique. Certes, celui-ci n'ignore pas que cette noble institution, à ses moments perdus, se préoccupe aussi d'accidentalité ; mais ses gros bataillons de statisticiens ne l'empêchent pas de produire des documents qui, entre autres, déplorent une hausse de 100 % de la mortalité des motocyclistes en Islande d'une année sur l'autre. En effet, en 2008, les routes de l'île volcanique ont connu un accident mortel de motocycliste et, en 2009, deux. Pourtant, une recherche approfondie permet, sinon de retrouver l'étude qui démontre cette magnifique relation linéaire, du moins de s'en approcher : elle a été produite en 1982 par Göran Nilsson, s'appuie exclusivement sur la situation suédoise et semble essentiellement viser à produire une formalisation mathématique à partir de paramètres dont on ignore tout, mais dont on peut légitimement douter qu'ils prennent en compte, par exemple, les considérables progrès en matière de sécurité passive qui ont vu le jour depuis trente ans. Cette preuve scientifique, en d'autres termes, n'a sans doute pas plus de validité que cette autre vérité incontestée qu'évoquait Jean Chapelon, et qui "paraissant alors comme vraisemblable, avait été répété(e) sans autre forme de procès pendant des années".

Mais la plaquette ne se contente pas de ces assertions simples, propres surtout à alimenter les conversations de bar, et les débats télévisés ; ses deux dernières pages contrastent de manière saisissante avec les deux premières, puisqu'elles fourmillent d'éléments épars, rappels réglementaires, taxinomie des boîtes, preuves d'efficacité soigneusement sélectionnées. Elle comprennent aussi cet élément sans lequel aucune démonstration statistique ne saurait être complète, un graphique chronologique, lequel présente deux courbes : la première retrace une évolution des vitesses moyennes dont on a démontré par ailleurs à quel point sa méthode était désespérément biaisée, la seconde offre en regard la baisse de la mortalité. On pourrait, certes, comme de coutume, s'interroger sur les relations entre corrélation et causalité, mais cette seconde courbe, systématiquement reprise dans les publications de la sécurité routière, mérite qu'on s'y arrête. En pratiquant un subtil lissage, elle met en valeur la forte rupture qui court de mai 2002 à décembre 2003, puisque la mortalité baisse bien plus brutalement entre ces deux bornes qu'ensuite, ou avant ; bien sûr, la sécurité routière attribue cette cassure à l'effet des radars. Hélas pour elle, sa preuve contient la dénonciation de son invalidité, et se révèle n'être qu'une magnifique aporie, puisque c'est précisément fin 2003 que les premiers automates entreront en service : en adoptant sa logique, on se doit de conclure que leur effet a donc été contre-productif.
Puisqu'il tenterait en vain de falsifier la chronologie, le document de la sécurité routière justifie la rupture par la simple annonce de la mise en œuvre de cette nouvelle politique. Mais, si l'effet symbolique se montre bien plus efficace que l'effet réel, pourquoi ne pas s'en contenter, et s'épargner l'installation de dispositifs aussi coûteux qu'inefficaces ? D'autres, plus sérieusement, s'interrogent sur les causes réelles de cette évolution, et ne peuvent que découvrir à quel point elles sont complexes, hypothétiques, et difficiles à démontrer. Mais un tel travail scientifique fonctionne exactement à l'inverse de ce dont la sécurité routière a besoin, puisqu'elle ne réclame rien d'autre que des preuves dont la scientificité factice peut être opposée au profane et qu'elle pourra tordre à volonté et selon ses besoins, et parfois en dépit du plus élémentaire bon sens : l'accidentologie offre ainsi un parfait exemple de ce que peut être une pseudo-science ou, en d'autres termes, une science délibérément inexacte.

deal

, 19:36

Bertrand le bâtisseur aura donc tenu bon. Dès 2017, le flanc sud de Paris s'enorgueillira d'une fierté de maçon : Triangle, la tour conçue par les suisses Jacques Herzog et Pierre de Meuron, spécialistes mondialement renommés de l'improbable, viendra se nicher sur un terrain impossible, avenue Ernest Renan, coincée entre les hangars 1 et 2 d'un Parc des expositions qu'elle dominera sans partage du haut de ses 180 mètres. Pour en arriver là, la pente aura été raide. Il aura fallu abandonner certaines des ambitions d'origine, se contenter d'un immeuble exclusivement peuplé de bureaux, et procéder à une modification sur mesure du Plan d'urbanisme ; les services de la ville auront également montré l'étendue de leurs talents, proposant au promoteur un terrain certes fort contraignant mais appartenant à la Mairie, lui accordant un bail de 80 ans au lieu de vendre une parcelle dont la surface, représentant un douzième des planchers construits, aurait ainsi été bien mal rentabilisée, trouvant enfin, en rognant un bout du hangar 1, en privant le Parc des expositions d'un parking, le moyen de créer malgré tout ce jardin public sans lequel un projet d'une telle ampleur ne saurait voir le jour. Guère à la hauteur du tabou ainsi pulvérisé, la réaction de l'opposition paraît étonnement molle : jamais à l'heure, les Verts locaux comme toujours en pleine querelle d'appareil semblent pour l'instant bien silencieux face à l'affront, laissant au râleur de service, Yves Contassot, le soin de poursuivre sa croisade en solitaire. Mais peut-être le véritable front se trouve-t-il ailleurs.

Car, en parallèle, les ZAPA font du bruit. Le dispositif français inspiré des zones de faibles émissions de particules fines que l'on connaît déjà dans d'autres villes d'Europe possédait deux propriétés locales, puisqu'il s'attaque aussi aux oxydes d'azote et concerne donc tous les véhicules à moteur thermique, y compris ceux qui ignorent tout des diesel et de leurs particules, les motocyclettes quatre temps. Or ce dispositif se déploie dans deux espaces distincts, puisqu'il comprend d'une part un projet ministériel de règlementation par voie d'arrêté, et d'autre part des villes et communautés urbaines qui ont proposé leur territoire comme candidat à expérimentation avant même de savoir exactement à quoi elles s'engageaient. Or le projet d'arrêté qui commencera à bannir les véhicules des centres villes dès que leur âge dépassera cinq ans produira inévitablement une discrimination sociale d'autant plus vive qu'il voit le jour après la fin de la prime à la casse, et pénalisera donc ceux qui, ne disposant même pas des ressources nécessaires pour profiter de l'aubaine qui leur a été offerte en temps de crise, auront conservé leur vieille bagnole. En première analyse, on peut attendre des agglomérations candidates que leur réaction face à cette pénalisation des plus vulnérables s'accorde à leur ligne politique : déjà, la municipalité socialiste de Clermont-Ferrand a refusé de participer au dispositif dans son état actuel. On peut attendre de Plaine Commune qu'elle adopte une position similaire. Mais, à l'inverse, la réaction parisienne porte la signature d'un adjoint Vert qui semble ne jamais avoir compris qu'il n'était plus en charge des transports : pour lui, ZAPA, c'est pas assez. Aux oxydes d'azotes et aux particules, et après quelques larmes versées sur le sort des catégories sociales vulnérables mais vites essuyées, Denis Baupin propose d'ajouter du CO2, pour que ces riches seuls au volant de leurs grosses cylindrées Euro 5 cessent enfin de venir personnellement le narguer sous ses fenêtres de l'Hôtel de Ville.

Avec la réélection de Bertrand Delanoë en 2008, les Verts ont perdu la moitié de leurs électeurs, et, donc, leurs places au Conseil de Paris, ainsi que leur capacité d'influer sur la politique urbaine. Très rapidement, ce deuxième mandat s'est accompagné d'une telle intensification des projets immobiliers qu'ont peut croire que l'objectif principal de Bertrand Delanoë consiste à quitter ses fonctions sans plus laisser à son successeur le moindre espace constructible. Paris Rive Gauche fait ainsi figure de prototype puisque, nous dit-on, 10 % de la surface de la capitale se trouve aujourd'hui en chantier  : ainsi, on intègre les emprises de la SNCF, rive gauche jusqu'à créer des pièces d'eau sur les voies ferrées, rive droite avec Clichy-Batignolles et le nouveau palais de justice, la tête dans les hauteurs et les pieds dans la zone. On investit les hôpitaux désaffectés, Hérold, Boucicaut, Laënnec, Broussais. On construit sur le périphérique, à la porte des Lilas. Et sur le flanc nord, entre les faisceaux de voies ferrées qui partent de la gare du Nord, et celles de la gare de l'Est, on entre dans la démesure : reconversion de l'ancien entrepôt du boulevard Macdonald, ZAC Claude Bernard, Chapelle, Évangile : la foi du bâtisseur le conduit toujours plus loin, jusqu'à pénétrer pour la première fois ces contrées inconnues où vivent des banlieusards, que les étudiants de l'EHESS auront mission d'apprivoiser. Seuls résistent avec opiniâtreté ces indigènes de la porte d'Auteuil, dont le parler si délicat, le phrasé si ésotérique démontrent combien il serait dommageable pour la collectivité de condamner une réserve monoculturelle aussi unique. Installés sur un malheureux hectare et demi, leur survie paraît hélas bien compromise.
Et pourtant, la surface à elle seule ne saurait satisfaire le bâtisseur ; alors que le nouveau Macdonald se contentera des 37 mètres règlementaires, il lui faut, en plus, çà et là, quelques totems qui perceront les cieux, et dont la tour Triangle constituera une première incarnation. Pour passer outre l'opposition des Verts, il fallait d'abord ne plus dépendre de leur voix pour l'adoption du projet. Cette indispensable condition une fois remplie, la négociation pouvait déboucher sur un partage territorial : le Maire construisait sa ville, et solidifiait son électorat à grands coups de logements sociaux, les Verts y organisaient la circulation, consacrant les rues aux vélos et aux piétons, prohibant voitures et deux-roues motorisés. Le deal, en fait, s'exprime de façon élémentaire : les hauteurs contre les moteurs. Ainsi s'échafaude le Paris du XXIème siècle, avec la gentrification de l'enceinte des fermiers généraux, et le logement social aux abords des fortifs, des quartiers distincts et autonomes, suffisamment vastes pour offrir de tout, suffisamment petits pour être parcourus à vélo : chacun chez soi, dans son petit coin, et la ville sera bien rangée.

vespaphobie

, 19:19

Dans leur immense variété les politiques publiques partagent toujours, en dehors de la caractéristique triviale qui tient au statut hors du commun de leur initiateur, deux propriétés : elles visent, par la redistribution, l'incitation, ou la contrainte, à obtenir des effets et, parce qu'elles vont modifier l'ordre social des choses, parce qu'elles vont, donc, produire des gagnants et des perdants, elles se doivent, dans les pays démocratiques, d'être justifiées voire, de plus en plus souvent, négociées. Cela, du moins, tant qu'elles n'ont pas comme objectif la protection du bien le plus précieux de tous et de chacun, la santé, en particulier lorsque celle-ci dépend de la qualité d'un élément dont il serait très difficile de se passer, l'air. Depuis la loi du 30 décembre 1996 avec son objectif aussi simple que radical, la protection de l'air fait partie du noyau dur des politiques écologistes : c'est que ce patrimoine commun et inaliénable, en plus de sa forte dimension symbolique, en plus de son universalité sans pareil, se prête fort bien à la mise en œuvre d'une des ces règlementations que la puissance publique affectionne, puisqu'elle lui permettra de désigner des victimes, et donc de pénaliser des coupables. Tel est bien la raison d'être de l'expérimentation qui sera lancée dès l'an prochain dans un certain nombre de zones urbaines, et qui imposera à tous les véhicules à moteur thermique des restrictions de circulation modulées en fonction de la qualité et de l'intensité de leurs émissions polluantes ou, en d'autres termes, de leur ancienneté, et qu'il faut bien se résoudre à analyser en détail tant ce qu'on en aperçoit dans les journaux montre à quel point leurs rédacteurs éprouvent désormais les plus grandes difficultés à simplement comprendre un dossier de presse.

À défaut de négociations, la création de ces Zones d'Action Prioritaire Pour l'Air s'appuie sur deux justifications dont la première, une mise en demeure de la Commission Européenne, relève de la plus commune banalité, alors que la seconde est spécifique, puisqu'elle met en avant le danger, pour la santé des urbains, des particules fines, ces résidus de combustion produits par le bois, le charbon, ou les moteurs diesel. Rien de tel alors que d'avancer un argument sanitaire, d'ordre définitif : ces particules, selon le Ministère, "seraient à l’origine de plus de 40 000 décès par an. Il s’agit de décès prématurés, c’est-à-dire de personnes qui décèdent environ 10 ans plus tôt (...)". Ces résidus responsables d'environ 5 % de la mortalité globale, laquelle, de plus, aurait lieu de façon prématurée c'est à dire, selon la définition que donne l'INSEE de ce terme qui correspond effectivement à une catégorie statistique, avant soixante-cinq ans, ça fait vraiment peur. D'un autre côté, ailleurs, là où charbon et lignite, très gros producteurs de particules, sont massivement employés, et de plus en plus, c'est bien pire : indubitablement, en France, le choix du tout-nucléaire a sauvé des centaines de milliers de vies. Pourtant, en lisant plus avant, on se rend compte que ces morts prématurées, comme toujours virtuelles puisqu'estimations issues d'un modèle, sont en fait des réductions d'espérance de vie qui atteignent, au pire, six mois : visiblement, au Ministère, quelqu'un a du mal avec la démographie.

Il n'en reste pas moins que la manifestation extrêmement tardive, sur le sol national, d'intérêt pour ce polluant particulier ne rend que plus urgente la définition d'un programme d'action. Nombreuses, en effet, sont aujourd'hui en Europe les low emission zones, qui fonctionnent suivant un principe commun : réglementer l'accès aux zones urbaines denses des véhicules émetteurs de particules, à commencer par les poids-lourds. Ainsi, à Londres, à Prague, aux Pays-Bas, en Scandinavie sont seuls concernés les véhicules de plus de 3,5 tonnes ; en Allemagne, les restrictions s'appliquent aussi aux véhicules légers mais, dans tout le pays, deux et trois roues motorisés profitent d'une exemption. L’Italie, à ce jour, fait figure d'exception puisque certaines catégories de deux-roues sont interdites de centre ville, comme par exemple, à Milan, les deux-temps. Particularité de ce moyen de transport par ailleurs bien plus commun à Naples qu'à Stockholm, la moto diesel, malgré des efforts aussi notables que pittoresques, on ne l'a toujours pas vraiment inventée. Seuls les vieux deux-temps, à l'image de la vénérable Vespa PX, le cheval de trait du coursier parisien, la monture des esthètes et dont la production, du fait même de son incapacité à suivre l'évolution des normes antipollution, a cessé depuis quelques années, émettent des particules ; malgré l'attrait symbolique de l'engin, la raison commande donc, progressivement, de s'en séparer.
Comment justifier, alors, que le projet d'arrêté du Ministère s'applique à tous les véhicules, y compris les motocycles et les véhicules particuliers, indépendamment du fait qu'ils émettent, ou pas, des particules ? Cette petite exception française ne doit son existence qu'à la prise en compte d'un second polluant, les oxydes d'azote, dont les émissions ne baissent pas, notamment parce qu'un tel objectif est difficile à atteindre sur les moteurs diesel, et alors même que, chaque année, les normes se font plus exigeantes : fatalement, ça finit par coincer. Aussi, le projet d'arrêté englobe large et frappe fort : établissant une classification en fonction des normes auxquelles satisfait le véhicule, il délivrera le précieux sésame vert, garant de pleine et entière liberté de circulation, aux seuls motocycles commercialisés après le 1er juillet 2004, alors même que la norme en cause, l'Euro 2, est obligatoire pour les nouveaux modèles depuis le 1er janvier 2003, et, pour les voitures particulières, à celles qui ont été immatriculées à partir du 1er janvier 2006. Comme souvent, la règlementation est bureaucratique, ses conséquences sociales : elle pénalisera les véhicules les plus anciens, donc les propriétaires les moins fortunés, alors même que motos de forte cylindrée et voitures à essence ont en commun, quel que soit leur âge, leurs faibles émissions d'oxydes d'azote, et leur absence totale de rejets de particules. En Île de France, Paris et Plaine Commune, la communauté de l'ouest de la Seine-Saint-Denis, sont candidates à la ZAPA ; mitoyennes, elle partagent le même espace géographique et climatique, mais se distinguent radicalement dans l'espace social. La façon dont elles mettront en œuvre ce qui pourrait devenir un puissant outil de gentrification, à n'en pas douter, fournira une expérience naturelle de premier ordre.

Pourquoi, alors, ne pas, comme ailleurs en Europe, se contenter de limiter la circulation des poids lourds, ce qui aurait suffit à satisfaire la Commission ? Pourquoi rajouter aux particules cet oxyde d'azote qui n'intervient vraisemblablement qu'à titre d'écran de fumées noires, destiné à masquer la complaisance des pouvoirs publics auxquels il a fallu une mise en demeure européenne pour enfin s'attaquer au diesel et à ses nuisances ? Les négociations, finalement, dans le secret des couloirs, ont peut-être eu lieu, avec les constructeurs automobiles, avec les élus municipaux qui ne souhaitent rien tant que limiter le développement des deux-roues motorisés dans les grandes agglomérations, lequel doit pourtant tout à la politique de transports qu'ils ont édifiée. Alors, au citoyen, il ne reste qu'à s'exprimer, et à manifester.

control again

, 19:20

Puisqu'il ne s'est rien passé à Fukushima Daïchi, rien, en tout cas, de significatif en regard des énormes conséquences humaines et sociales d'une catastrophe naturelle qui ne semble plus intéresser que les âmes sensibles et n'apparaît, dans les dépêches d'agence, qu'à titre de post-scriptum dans le bulletin de santé quotidien de la centrale maudite, il faut bien, malgré tout, s'interroger sur les raisons d'être d'un tel déni de rationalité. Ces défaillances, pour l'essentiel, étaient prévisibles : on ne s'étonnera donc pas que, pour rendre hommage à Liz Taylor, ARTE ait choisi de bousculer ses programmes. De même, on ne sera guère surpris de parcourir en vain les colonnes de la presse grand public à la recherche d'une information, étant entendu que "un niveau élevé de radioactivité" ou bien "des traces de plutonium" sont des énoncés qui n'en contiennent rigoureusement aucune. On ne trouvera, à la place, que le feuilleton journalistique habituel, comme toujours soumis aux aléas de la concurrence entre nouvelles et dans lequel un problème résolu, par exemple la situation de ces piscines un temps ravitaillées par hélicoptère, cesse aussitôt d'exister. Cela, au demeurant, n'est pas trop grave, les organismes spécialistes du domaine, l'ASN, et, plus encore, l'AIEA fournissant, le mieux possible et le plus tôt possible, tous les éléments nécessaires à un public animé du désir de comprendre. Et puis, tous comptes faits, le meilleur indicateur de l'évolution de la situation réelle à Fukushima Daïchi préexiste à la catastrophe et n'entretient avec elle aucun lien institutionnel, puisqu'il s'agit du NIKKEI.

Le plus étonnant, en fait, est de voir la panique subvertir le temple de la rationalité. Sans doute le CNRS doit-il, aujourd'hui, se sentir un peu gêné d'avoir décampé à la première inquiétude ; pourtant, ses personnels, comme il les appelle en bon bureaucrate, ne lui en tiendront pas rigueur. Il s'en trouve même pour justifier la fuite dans un texte qui, en plus de mettre en valeur la vanité nombriliste du donneur de leçons, conduit à s'interroger, si on le compare, par exemple, avec ce qu'écrit un chercheur qui est resté, sur cette étrange force des émotions qui bousculent la rationalité du scientifique, de celui, du moins, qui est considéré et rémunéré comme tel, alors même qu'il faut affronter un problème technique certes complexe, inédit et incertain, mais que seuls la rationalité, et l'ingéniosité, peuvent résoudre. On peut, comme Dave, peser des risques que la culture du scientifique dur aident à appréhender avec précision, et se prononcer en connaissance de cause. Si l'on ignore tout des BWR et que l'on n'est d'aucune utilité pour TEPCO, on peut toujours, en pensant que la situation du Japon d'aujourd'hui entretient nécessairement assez peu de similitudes avec celle de l'URSS d'il y a vingt-cinq ans, en consultant les bulletins des autorités de sûreté qui, certes, ne savent pas tout, mais ne sont pas non plus, comme voilà vingt-cinq ans, dans l'ignorance complète des événements, produire une opinion rudimentaire, mais malgré tout un peu informée, et rationnelle. Pourquoi, alors, abdiquer, trouver son salut dans l'imprécation, la lettre ouverte aux dieux négligents, remettre en circuit le complot capitaliste et la plainte de la nature, jouer les révolutionnaires sous contrat permanent ? Comment oser qualifier les employés de TEPCO de liquidateurs et insulter ainsi l'ensemble des parties en cause, mais avant tout les soldats soviétiques, ramassant à la pelle le combustible éparpillé sur le toit de la centrale de Tchernobyl, là où deux minutes suffisaient pour recevoir une dose mortelle ?

Si tant est qu'il soit pertinent de nourrir des comparaisons entre des événements aussi rares et singuliers que les accidents nucléaires, le précédent qui s'impose pour Fukushima Daïchi, avec un réacteur de génération et technologie comparable, une fusion partielle du cœur, des rejets radioactifs dans l'atmosphère comme solution de dernier recours pour éviter le pire, une gestion chaotique mais finalement salvatrice, c'est Three Mile Island. Pourquoi alors, l'Europe semble-t-elle ne se soucier que de Tchernobyl ? Après tout, à Tchernobyl, tout s'est passé en quelques minutes et, après que le réacteur ait craché ses entrailles, il ne restait plus rien à préserver. Pour l'instant, à Fukushima Daïchi, TEPCO compte un mort, victime du séisme, et deux disparus emportés par le tsunami. Rien ne dit que le bilan s'alourdira, et l'accident restera alors classé au même niveau que celui de Three Mile Island, deux échelons en dessous de Tchernobyl. Bien sûr, le spectre du RBMK parle d'autant plus fort qu'il est brandi comme épouvantail par les activistes anti-nucléaires, et qu'il savent le faire causer. Mais l'imaginaire de la centrale ukrainienne, la ville morte, le sarcophage que l'on imagine déjà ensevelissant les trois réacteurs de Fukushima, la terre empoisonnée, la dispersion des radio-éléments qui retombent au hasard des conditions météorologiques ne se contente pas de sa puissance d'évocation : il est aussi singulier, irréductiblement lié à la période soviétique et à l'histoire de l'Europe. Three Mile Island et Fukushima se ressemblent aussi en ceci que ces accidents surviennent dans des pays fortement développés et raisonnablement démocratiques, soucieux de sécurité et désireux de préserver la valeur comptable de leurs investissements ; Tchernobyl, à l'opposé, au désespoir des Européens qui auraient tellement aimé partager ce fardeau, reste unique. Une aussi révoltante injustice vaut bien que l'on maudisse les dieux.

réaction

, 19:36

Rendant hommage à un journalisme qui, dès lors qu'il est question de bonnes causes en général et de sécurité routière en particulier, remplit avec un zèle digne d'un officier de gendarmerie sa fonction de transmission fidèle des discours officiels, on se doit de saluer la performance de ceux qui, à l'instar de France 2, ont réussi, en dépit des circonstances, à insérer entre Japon et Libye un couplet déplorant une dégradation comme de coutume sans précédent, depuis le début de l'année, du comportement des automobilistes. Un communiqué de presse d'origine indéterminée nous apprend ainsi que, en cumulant les deux premiers mois de l'année et en comparant les chiffres obtenus à ceux de la même période en 2010, la conduite sans permis a augmenté de 19 %, l'état alcoolique de 16 %, et le grand excès de vitesse de 56 %. La source, par contre, est connue : le dernier bulletin mensuel de l'Observatoire national de la délinquance, section de l'INHESJ. Dès lors, avec l'aide de quelques hypothèses à peine plus hasardeuses que d'habitude, tout s'éclaire.
Ce bulletin mensuel, en plus d'être une plaquette publicitaire pour l'action du ministère de l'Intérieur, présente à partir de sa page 17 une série bien particulière de données, l'état des délits constatés par les services de police et de gendarmerie, lequel fournit entre autres une liste des plus graves infractions routières. L'Observatoire se garde bien d'en tirer des conclusions : seulement collectées depuis janvier 2009, ces statistiques, nous dit-il, sont pour l'heure trop fragmentaires pour constituer des indicateurs fiables. Voilà bien le genre de scrupules dont politiques comme journalistes n'ont absolument que faire. Rien ne dit, de plus, que la flambée des délits routiers que voit le journaliste ne provienne pas, tout simplement, de l'amélioration du recueil de données produites par un dispositif en cours de constitution. Rien ne dit non plus, comme le savent les lecteurs de Philippe Robert, que, dans ce type d'infraction qui n'existe que parce qu'elle est constatée, on mesure autre chose que cet accroissement du contrôle policier que l'on nous promet depuis que l'Intérieur a mis la main sur la sécurité routière.

Aussi le vrai intérêt se trouve-t-il ailleurs : pour la première fois, on voit la presse reprendre des chiffres relatifs à la sécurité routière qui proviennent d'un organisme intimement, et depuis toujours, lié au ministère de l'Intérieur, au lieu d'être fournis par l'ONISR, observatoire toujours physiquement hébergé par le ministère des Transports, encore nominalement chargé des études et statistiques de sécurité routière, et qui avait jusqu'à présent le monopole des données de ce type. Au delà du contenu exclusivement répressif de ces statistiques, on s'avance sans doute à peine en imaginant, derrière ce changement, un premier pas vers la disparition de l'ONISR, et vers la subordination du recueil et du traitement des statistiques de sécurité routières aux injonctions de l'Intérieur ce qui, après tout, ne serait qu'un petit pas dans cette vaste remise en cause de la statistique publique et de son indépendance auquel procède le pouvoir actuel.

Ce renforcement de la composante pénale de la sécurité routière, cette façon qui n'appartient qu'à la police de montrer qui est vraiment le chef se lit, sur le terrain, dans une nouvelle tactique récemment inaugurée et qui vise à réprimer une infraction floue, puisqu'elle n'existe pas dans le code de la route, la circulation des deux-roues motorisés entre deux files de véhicules à quatre roues. Ce n'est pas la première fois que la police tente quelque chose ; mais, délaissant sa technique précédente, ce contrôle à la volée sévèrement contrarié par la justice, elle innove. Elle procède désormais à l'interpellation physique du contrevenant, à l'aide d'un dispositif qui voit deux fourgons, arrêtés sur le boulevard périphérique parisien, à la fois servir de point d'appui, et générer un ralentissement qui, à son tour, incitera les deux-roues motorisés à circuler en interfiles. À l'évidence aussi dangereuse que déloyale, puisqu'elle favorise la commission de ce qui est considéré comme infraction, la manipulation se trouve pourtant pleinement revendiquée, dans un entretien de toute beauté, par son inventeur : on le constate, ce n'est vraiment pas dans la police qu'on trouve les meilleurs diplomates. Pour un peu, on croirait revivre ces beaux jours de 1979, lorsque les déclarations d'un Christian Gérondeau enflammèrent le monde motard, et donnèrent naissance à un mouvement qui, depuis, ne cesse d'importuner les pouvoirs publics. Il existe pourtant une différence de taille : en 1979, la moto, sortie du néant, renaissait à peine ; aujourd'hui, à Paris, pour quatre automobiles, on compte un deux-roues motorisé et sans eux, dans cette ville, rien ne bouge.
Alors, on attend avec impatience de voir pris dans le filet du chef de la brigade les motards qui participent actuellement, pour le compte de l'INRETS, à une étude en conditions réelles de la circulation entre les files, ou, en d'autres termes, de vivre ce moment délicieux où des agents de l’État arrêteront et verbaliseront des motocyclistes qui, pour le compte du même État, étudient la pratique même qui sera cause de leur interpellation. Mais, sur un point au moins, ce commandant si autoritaire a raison : la solution passe par une modification du code de la route, laquelle, pour les motards, ne viendra pas sans mobilisation. Il semble en effet que, alors que les citoyens-cyclistes obtiennent sans difficulté des aménagements qu'ils réclament à peine, contresens cyclable, autorisation de franchissement de feu rouge, aménagements que leurs vrais promoteurs tentent de naturaliser sous la désignation de "code de la rue" les citoyens-motocyclistes, eux, ne possèdent d'autre ressource, pour tenter de parvenir à une égalité de traitement, que la manifestation : samedi prochain, on y sera.

démocratie

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Puissance de l'imagination aidant, on peut toujours concevoir des mondes, des pays, ou des époques caractérisés par une propriété bien singulière, la présence d'hommes politiques modestes gouvernés plus par le désir d’œuvrer pour le bien public que par la volonté forcenée de marquer leur présence temporelle en laissant derrière eux des traces indélébiles, inscrites dans le paysage sous une forme le plus souvent monumentale. Il a fallu du temps pour en prendre conscience, mais, de façon assez perverse, Bertrand Delanoë, qui terminera en 2014 la plus longue carrière de maire qu'ait connue Paris depuis le rétablissement de cette fonction, entre bien dans cette catégorie. À sa manière, horizontale et non verticale, dispersée au lieu d'être massive, modifiant le réseau et pas le bâti, il aura, plus que bien d'autres, transformé Paris. Mais derrière sa justification unique et constante, rendre Paris aux parisiens et à eux seuls, on ne perçoit pas seulement cette volonté de refuser que la ville joue encore son rôle de capitale, et cette ambition de construire ce petit Paris seulement occupé de lui-même : on trouve l'intention de défaire l'organisation des rues héritée de ses prédécesseurs, prenant ainsi sa revanche sur ce que le sens commun a retenu de l'action d'un Georges Pompidou. Il lui fallait donc, forcément, un jour, s'attaquer à ces voies sur berges qui, rive droite, portent comme une provocation le nom du Président honni.

En grande partie désaffectés durant le XXème siècle, puisque le port de Paris se trouve désormais hors les murs, à Genneviliers, les quais de la ville avaient presque perdu toute vocation économique : cet espace inutile sera donc progressivement réorganisé pour faciliter la circulation des véhicules, et le transit d'ouest en est en particulier. Rive droite, pour partie en souterrain, pour partie au niveau des immeubles, et pour partie, dans le XVIème arrondissement, puis de nouveau à partir du Ier, le long du fleuve, la liaison, d'une porte à l'autre, est continue, en sens unique d'abord, en double sens à partir du bassin de l'Arsenal. Rive gauche, à cause du goulot d'étranglement des îles, la topographie plus complexe, et les quelques activités subsistantes, conduisent à une séparation nette ; aussi, les véhicules roulent-ils au bord de l'eau seulement dans le VIIème arrondissement. L'importance des ces axes les place, de plus, sous la responsabilité directe de la Préfecture de police laquelle, comme au bon vieux temps, aura donc son mot à dire si jamais l'autre autorité, la municipale, sortait de ses cartons un projet qui aurait comme caractéristique essentielle de bouleverser cette situation.
Ainsi en est-il depuis quelques mois, avec ce réaménagement complet des berges qui vient, sur un paysage déjà patiemment remodelé, apporter une touche finale. Le traitement, selon les rives, sera sensiblement différent : au nord, on se contentera de mettre en place le classique répertoire du découragement automobile, feux de circulation, trottoirs et, on l'imagine, radars et ralentisseurs, sans pour autant réduire l'emprise de la voirie. Au sud, on change tout, en particulier autour du musée d'Orsay : vélos, piétons, piscine flottante et amusements divers, désormais, toute l'année, c'est Paris Plage. Sans difficulté, on reconnaît là une des obsessions de la municipalité, interdire le trafic de transit. Or, si on lui interdit de passer sur les quais, il empruntera, quelques mètres plus haut, les boulevards. Prise contre les banlieusards, et contre les emplois, cette mesure mécontente aussi les riverains qui supporteront désormais les nuisances du trafic au pied de leurs fenêtres.

Pour combattre cette opposition pertinente et déterminée, la Mairie utilise l'arme absolue : la démocratie. Fièrement, elle justifie ses décisions d'une sentence sans appel : 71 % de la population approuve le réaménagement. Mais ces données n'ont pas été recueillies grâce à l'un de ces référendums sans valeur légale que les municipalités réquisitionnent de temps à autre à titre d'arme pour l'action collective, mais lors d'un ordinaire sondage téléphonique, réalisé par l'IFOP. Dans un geste inouï de générosité, la Mairie ne s'est pas contentée de solliciter l'avis de ses seuls électeurs, mais a recueilli celui de quelques allogènes fréquentables, à Boulogne, Issy, Ivry et Charenton : sa bonté, on le voit, ne s'étend guère que dans l'axe, et à portée de vélo. Et ce sondage comporte une question centrale de toute beauté, dont il convient, en connaisseur, de restituer l'intitulé exact : " Le projet de réaménagement des voies sur berges à Paris a pour ambition la reconquête et l'embellissement des voies sur berges ou berges de Seine dans leur partie historique. Il prévoit, rive gauche, entre le musée d'Orsay et le pont de l'Alma, des quais bas entièrement piétonniers, et, rive droite, la transformation de la voie rapide en un boulevard partagé entre voitures, vélos et piétons. Vous, personnellement, êtes-vous favorable ou pas favorable...". Pour mettre un peu en valeur la fabuleuse neutralité axiologique de cette question-clé, on peut la résumer sans en trahir le sens : le projet d'aménagement des voies sur berges, c'est fantastique ; vous êtes d'accord, bien sûr ?
Étant entendu que, comme de coutume dans un sondage politique, l'abstention est interdite, compte tenu du fait que, pour de multiples raisons, l'essentiel des personnes consultées n'ont aucun intérêt, en bien ou en mal, à ce projet, si l'on prend en compte le fait que, dès lors, exprimer l'opinion positive que l'on attend d'elles ne leur coûte rien, on voit combien il est simple d'obtenir un tel score. Ainsi arrive-t-on à opposer à l'hostilité des riverains, seuls véritablement concernés, principales victimes parisiennes de la mesure mais résidant dans des lieux peu suspects de soutenir la politique de la municipalité actuelle, une valeur plus grande, et d'autant plus légitime qu'elle se prononcera en son âme et conscience et pas en fonction d'intérêts particuliers, celle de l'opinion soigneusement orientée d'un peuple artificiellement réuni, mais toujours souverain.

Utiliser des quais désaffectés pour y faire circuler des voitures qui, contenues entre mur et eau, ne gênent pas les riverains, c'était finalement une très bonne idée et, en même temps, une continuité, puisqu'ils conservaient ainsi un rôle dans l'économie des transports ; désormais, la Mairie souhaite les transformer en base de loisirs. Ce projet, son argumentaire, sa justification comme toujours appuyée sur une démocratie participative soigneusement encadrée montrent de quoi la municipalité se moque - garder à la ville sa fonction économique et utilitaire, employer l'argent public à des fins productives - et ce qui la préoccupe, faire de la capitale une de ces douces petites villes, à l'image de Strasbourg, Bâle, ou Malmö, mais avec le musée d'Orsay en plus, et tout ce qu'il faut autour pour que les touristes reviennent. Paris guinguette, avec accordéon le vendredi soir. Paris sous verre avec, de temps à autre, de la neige sur les parasols.

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