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Category did he fire six shots ?

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monotonie

, 19:28

Au lendemain de ce qu'il est désormais convenu d'appeler la vague verte des municipales, Les Échos consacraient une page entière à ce sujet, page qui s'ouvrait par un commentaire pas très éloigné du dithyrambe ce qui, malgré tout, surprend un peu dans une publication en principe attachée à la cause du capitalisme triomphant. Mais l'important arrivait ensuite. Les électeurs ayant placé sept nouveaux venus à la tête de villes de plus de 100 000 habitants, il était indispensable de faire leur connaissance grâce à de courtes notices bibliographiques. Reprendre ces notices permet de tirer de bien intéressantes conclusions qui seront, comme toujours, de nature sociologique. Résumons donc ce matériau, en procédant par ordre alphabétique.

À Annecy, on trouve avec François Astorg un profil atypique, autodidacte devenu consultant en management tout en rejoignant EELV en 2009. À Besançon, Anne Vignon géographe, ingénieure recherche au CNRS a accumulé une certaine expérience politique depuis qu’elle a été élue conseillère régionale en 2009. Prise majeure, Bordeaux a désormais comme maire Pierre Hurmic, "le catho basque" écrivent Les Échos, avocat de 65 ans, Vert depuis la création du parti et élu à la région, puis au conseil municipal, depuis 1992. Prise capitale, Lyon est désormais administrée par Grégory Doucet, parisien, diplômé de l'ESC Rouen ; il a fait sa carrière professionnelle dans l’humanitaire, chez Handicap International, tout en rejoignant EELV en 2009. Seulement âgée de trente ans, diplômée de Sciences Po Léonore Moncond'huy, désormais maire de Poitiers, administratrice dans le scoutisme protestant, est cadre chez Cayambe Éducation. Juriste spécialiste de l’environnement, "engagée dans le milieu associatif", membre d'EELV depuis 2013, Jeanne Barseghian a été élue maire de Strasbourg. À Tours, enfin, ce poste échoit à Emmanuel Denis, ingénieur chez ST Microelectronics et, en même temps, administrateur de la section locale des inénarrables Robin des Toits, lui aussi adhérent d'EELV depuis 2013 et, fait rare, tête de liste du même parti lors des précédentes municipales.
Fort succinct, ce résumé témoigne, une fois de plus, de la force des invariants sociologiques. Tous cadres ou professions libérales, tous évoluant dans le secteur tertiaire à la notable exception d'Emmanuel Denis qui vaut comme une sorte de copie conforme d'un Eric Piolle, ces nouveaux élus partagent fréquemment deux autres propriétés caractéristiques : une activité dans le domaine humanitaire, généralement en lien avec le tiers-monde, et leur foi chrétienne. Ce qui n'a absolument rien d'étonnant.
Sujet de cet ouvrage dirigé par Eric Agrikoliansky, Olivier Fillieule et Nonna Mayer, le tiers-mondisme, avec son engagement humanitaire souvent imprégné de catholicisme social, fournira la matrice de l'altermondialisme, et, d'ATTAC à la Confédération Paysanne, donnera naissance à nombre d'organisations militantes qui forment une manière de substrat alimentant en partie l'écologie politique. Christianisme, engagement humanitaire, anti-capitalisme, autant de causes partagées par la mouvance écologiste, et qui font du militant EELV une sorte d'entrepreneur de morale multicartes.

Difficile, évidemment, de tirer des conclusions utiles d'effectifs aussi faibles. Heureusement, grâce a Rue89Lyon qui s'est tout récemment livré au même exercice, mais cette fois-ci avec les 22 élus lyonnais de la liste de Grégory Doucet, on dispose de quoi valider un peu mieux ses observations. Et ces fiches biographiques révèlent, en première analyse, une uniformité proprement effrayante. Centrale, Sciences Po Grenoble, masters ou diplômes d'ingénieurs divers, doctorats en droit ou en géographie, tous ces élus sont diplômés du supérieur. À une seule exception près, aucune diversité non plus dans leur origine ethnique. Dignes représentants de cette nouvelle aristocratie intellectuelle des centres villes, ils se ressemblent aussi par leurs métiers, enseignants, consultants, ingénieurs d'études avec parfois plusieurs occurrences de spécialités étroites comme l'urbanisme. À l'inverse, des secteurs entiers des professions intellectuelles manquent à l'appel, tels les métiers de la gestion, la santé ou la haute fonction publique. Tous semblables, tous interchangeables, dépourvus d'originalité, promoteurs d'une idéologie aussi mesquine que régressive, ces élus ne comptent pas pour peu dans l'ennui incommensurable qui accompagne cette époque sinistre. Avec eux, on retrouve un peu l'entre-soi de Terra Nova, think tank en théorie, club de quadragénaires socialistes HEC-Sciences Po-ENA en réalité. Mais ceux-ci, au moins, ne font que produire des rapports là où les exécutifs municipaux disposent de larges possibilités d'agir sur la vie quotidienne de leurs administrés, et en disposent pour six ans puisque, avec celui des sénateurs, leur mandat est le plus long de la République.

À Lyon, de plus, les conseillers municipaux de la majorité, tous sauf un, sont novices. Et ils partagent avec leurs collègues des autres villes une ultime propriété, celle d'être, et de très loin, les représentants les plus mal élus de toute l'histoire de la Vé République. La minceur de la couche sociale dont font partie ces élus recrutés dans quelques fractions des catégories supérieures n'a d'égale que l'étroitesse de leur base électorale. N'ayant d'autre expérience politique qu'un militantisme, le plus souvent, de fraîche date, ils débutent leur mandat avec une inexpérience totale, tout en subissant le handicap d'une illégitimité considérable. La raison voudrait que, dans de telles circonstances, ils fassent au moins preuve de quelque prudence. Hélas, ils appartiennent à un parti adepte des mesures radicales, et qui n'est pas spécialement connu pour ses inclinaisons libérales. Avec un brin de cynisme, ils pourraient prendre acte des conditions exceptionnelles grâce auxquelles ils se retrouvent au pouvoir, et imaginer qu'elles ne se reproduiront pas. En somme, ils ont maintenant six ans pour tout changer, sans avoir à tenir compte d'aucune opposition s'exerçant à l'intérieur du cadre institutionnel. Qu'est-ce qui pourrait mal se passer ?

catéchisme

, 19:20

Un personnage secondaire du Persepolis de Marjane Sartapi, récit autobiographique qui commence quelques années avant la révolution islamique iranienne, avoue son désespoir en découvrant que le directeur de l'hôpital dont dépend la survie de son mari cardiaque se trouve être un ancien laveur de carreaux, lequel n'a donc d'autre qualité à occuper cette fonction que sa foi, et sa fidélité au nouveau régime. En première analyse, la particularité des membres de la Convention citoyenne pour le climat qui vient de rendre ses conclusions ne réside pas tant dans leur compétence a priori pour traiter des problèmes qui leur ont été soumis que dans un mode de sélection présenté, lui, comme démocratique.
Leur rapport, pourtant, s'ouvre par une double dissimulation. L'élection des 150 participants aux débats n'a en effet pas été abandonnée au seul hasard : une première sélection aléatoire a permis de recruter des volontaires, lesquels ont ensuite été tirés au sort pour constituer un échantillon représentatif conforme à la classique méthode des quotas. Qui a accepté d'en être, qui a refusé, combien sont-ils, quelles sont leurs particularités ? Comme d'habitude, on ne le saura pas, mais on peut parier que les participants avaient chacun de bonnes raisons de s'embarquer dans une procédure contraignante, une manière de session d'assises qui durerait neuf mois : les spécialistes de la démocratie participative ont depuis longtemps montré à quel point celle-ci était peu représentative. Ne rien connaître d'eux que leur prénom et, dans de rare cas, leur nom, tout ignorer de leur parcours professionnel, de leur métier, de leurs engagements et de leurs convictions, à l'heure on l'on attend désormais de chaque chercheur intervenant publiquement une déclaration d'intérêts détaillée pose à tout le moins un sérieux problème. Alors que le savoir devient suspect, l'innocence viendrait ici du tirage au sort, et d'une forme de virginité face aux questions à traiter, un peu comme lorsque l'on envoie le dernier né sous la table pour désigner l'ordre dans lequel seront distribuées les parts du gâteau des rois.

L'innocence, et l'ignorance. On est frappé de constater, en consultant ce rapport traitant pourtant de matières techniques et complexes, l'absence de toute référence à quelque littérature scientifique que ce soit. Pas d'état des lieux, pas de rappel historique, pas de rétrospective d'une action publique qui commence pourtant avec le fameux décret impérial sur les établissements insalubres et dangereux datant de 1810, pas de mention des énormes progrès accomplis depuis et dont peut par exemple témoigner le CITEPA, créé voilà presque soixante ans. On évolue en pleine fiction, dans une fiction révolutionnaire qui voudrait que le peuple, fort de son honnêteté et de son bon sens, soit mieux à même de trouver la solution que les scientifiques qui étudient la question depuis des décennies, dans un système d'inversion des valeurs où sept semaines de séminaire valent plus que huit ans d'études supérieures.

En d'autre termes, on se trouve face à un simulacre. Fort logiquement, le contenu du rapport se révèle purement hétéronome. On pourrait s'amuser, en l'analysant en détail, en relevant la plus ou moins grande technicité des rédactions, les styles propres à telle ou telle partie, les rares références à tel ou tel organisme et en particulier à l'ADEME, à imaginer qui a bien plus tenir, dans les faits, la plume. Le bréviaire ainsi constitué, qui dépasse très largement l'objectif initial de s'intéresser aux seuls gaz à effet de serre, se présente en tout cas comme un copier-coller du programme de n'importe quelle municipalité verte, Grenoble, au hasard. Il constitue une forme de vulgate de ce que tout un chacun croit savoir sur la question, catalogue de prénotions, de préjugés et de lieux communs. À titre d'exemple, et faute de pouvoir traiter l'ensemble, on va s'intéresser à une proposition spécifique.
Page 87 figure un objectif déjà passé à la trappe au seul prétexte de son danger pour l'attractivité du pays, celui de prélever 4 % des dividendes versés par les entreprises lorsque leur montant dépasse 10 millions d'euros. Mais un peu plus loin pourtant, dans le cadre de la "transcription légistique" qui accompagne chaque mesure, la réalité reprend les choses en mains : cette proposition reviendrait à réinstaurer la fameuse taxe de 3 % votée en 2015, censurée par la CJUE et déclarée ensuite inconstitutionnelle. Dommage de ne pas avoir ajouté que cette initiative si pertinente avait coûté dix milliards d'euros au Trésor, ce qui aurait permis de rappeler aux participants que leurs décisions ont des conséquences. Parfois, pourtant, une inspiration surgit : page 219, on propose de moduler la taxation des véhicules polluants en fonction de leur poids. C'est pas bête ; hélas, la convention a totalement oublié cet engin cinq fois moins encombrant, cinq fois plus léger et deux fois plus sobre qu'une automobile moyenne, et dont se satisfont nombre de navetteurs sans pourtant en tirer la moindre gratification, fût-elle symbolique.

On voit ainsi les limites d'un exercice qui vient s'insérer dans un environnement technique et juridique que les participants, non spécialistes par définition, ignorent. Sauf à déclarer l'écologisme dans un seul pays, on voit d'ailleurs mal l'intérêt de la chose alors que, en particulier grâce à cette énergie que la convention fait, avec un plein succès, tout pour ignorer, la France appartient au club des plus vertueux en matière d'émissions de gaz à effet de serre. Évoluant dans les limites étroites du monde qui leur est connu, travaillant selon un principe de consensus nécessairement conformiste, il était inévitable que les participants en viennent à réinventer la roue, avec le risque, parfois, que celle-ci soit carrée. Renforcer, accompagner, favoriser, développer, inciter : les termes qui reviennent de façon récurrente dans les propositions, leur traduction juridique qui se limite presque toujours à amender des textes existants montre combien l'exercice s'est révélé futile. Finalement, le meilleur argument contre la démocratie participative, c'est de réunir 150 individus sans qualité pour leur demander d'imaginer le futur.

servitudes

, 19:31

L'article avec lequel Moto Magazine ouvre sa livraison de rentrée a comme première vertu de rappeler l'existence de ces usagers de la route qui ne comptent pour personne, et surtout pas pour les autorités, les utilisateurs de deux-roues motorisés. Puisque telle est sa fonction, et sa clientèle, on dira qu'il s'agit là d'une manière de programme minimum. Son autre intérêt se trouve dans le résumé qu'il fait d'un document riche et composite, une manière de bilan et de perspectives pour le boulevard périphérique parisien tels qu'ils ressortent d'une mission d'évaluation menée avant l'été au Conseil de Paris. Malheureusement, une troisième vertu fait défaut à l'article en question, celle, au-delà de la défense des invisibles, de critiquer le rapport lui-même, et plus encore ses assertions présentées comme autant d'évidences, et qui convergent vers un unique objectif : comment transformer cette voie que l'on présente comme l’autoroute urbaine la plus fréquentée d'Europe en aire de jeux ?

Pour cela, il faudrait peut-être commencer par faire, plus que de l'histoire et de la géographie, un peu de topographie. Ce boulevard circulaire exclusivement destiné, comme les autoroutes, à accueillir des véhicules motorisés à la seule exclusion des cyclomoteurs, a donc été édifié entre 1956 et 1973, en cette période que l'on nous présente comme celle de la toute puissance automobile, et qu'il convient désormais, selon les préconisations et le vocabulaire de l'heure, de déconstruire. Le chantier a profité d'une propriété spécifiquement parisienne, cette zone à peu près libre de constructions, vestige de la dernière en date des enceintes de fortifications municipales. À de rares exceptions près, le boulevard a alors été bâti au plus près des limites communales, rejetant ainsi l'essentiel de ses nuisances sur les habitants de la banlieue. Mais son profil n'a rien d'uniforme, puisqu'il a fallu franchir fleuve et faisceaux ferroviaires, et s'adapter à des écarts de niveaux significatifs. Ainsi, nous dit le rapport, le boulevard se retrouve au niveau du sol sur seulement 10 % de son linéaire ; pour le reste, il se transforme soit en viaduc, soit, un peu plus fréquemment, en tranchée.
Mais la répartition de ces sections est loin de se faire de manière égalitaire : à l'ouest ou plutôt, pour parler comme certains sociologues, dans les beaux quartiers, entre la porte Dauphine et la porte de Saint-Cloud, le boulevard reste largement souterrain, passant notamment sous le Parc des Princes, tout en profitant du bois de Boulogne pour rester loin des habitations. Plus loin, côté parisien, il longe surtout des installations sportives, des espaces commerciaux tels le parc des expositions, et des cimetières. Pour l'essentiel, ses nuisances se manifesteront dans le quart nord-est de la capitale, chez les pauvres, en somme. Porte des Lilas, seul endroit où les limites de la ville s'étendent largement au-delà de la tranchée occupée par le boulevard, la municipalité vient d'achever un gros chantier de couverture, qui efface totalement la coupure. Mais elle n'envisage pas de réitérer l'opération ailleurs : c'est que, nous apprend le rapport, les mesures de sécurité imposées après l'accident du tunnel du Mont-Blanc rendent un tel projet prohibitif. Enfin, et sauf pour les malheureux habitants de l'est de Clichy-la-Garenne qui voient les 38 tonnes défiler sous leurs fenêtres, le périphérique accueille, et redistribue vers des destinations plus ou moins lointaines, la trafic de sept des huit radiales qui convergent vers Paris. Là se trouve sans doute son crime essentiel.

C'est en tout cas ainsi que l'adjoint chargé des transports à Paris voit les choses, lui qui précise, dans le rapport, que cette infrastructure, entièrement à la charge du contribuable parisien, sert pourtant essentiellement à ses "voisins métropolitains", et vaut comme marque de solidarité à leur égard. De la part d'une municipalité qui vide ses égouts à Clichy, brûle ses ordures à Saint-Ouen, Issy-les-Moulineaux ou Ivry, détruit ses déchets hospitaliers à Créteil et n'hésite pas, si les circonstances l'exigent, à rallumer sa chaudière au charbon de Saint-Ouen pour réchauffer ses habitants, une si bouleversante générosité émouvra les cœurs les plus endurcis.
On a donc décidé d'en finir avec "l'autoroute urbaine la plus proche d'un centre-ville". Pour justifier ce parti-pris un brin radical, pas de meilleur prétexte que la pollution atmosphérique que génère son trafic. Là, face au musée des horreurs médicales, la petite voix d'Airparif dont la responsable des études rappelle que les parisiens subissant un dépassement de la valeur limite en matière de particules fines ne sont plus que 80 000, soit 25 fois moins nombreux qu'en 2007, voilà seulement douze ans, peine à se faire entendre. Il n'empêche : l'urgence l'exige, la décision est prise. Mais alors, que mettre à la place ?

Un élément saillant de la profusion de projets traçant l'avenir de l'autoroute urbaine, et qui visent à tout faire pour qu'elle cesse d'être ce qu'elle est, proposant qui des pistes cyclables, qui une ligne de tramway, et, d'une manière générale, sa transformation en un "boulevard urbain" consiste en ceci que leurs auteurs oublient, par étourderie sans doute, que tout cela existe déjà, de manière effective, fonctionnelle et efficace, sur cet anneau qui double le périphérique au plus près de la ville, et que l'on appelle le boulevard des maréchaux. De façon moins anecdotique, on compte visiblement beaucoup, pour remplacer le périphérique une fois déclassé, sur un axe qui existe déjà : il s'agit de l'autoroute A86 qui, au moins sur les cartes routières, double le boulevard annulaire quelques kilomètres plus loin.
Malheureusement, cette solution s'accompagne de deux inconvénients que l'on n'évoque guère : déjà saturée, cette circulaire est incomplète. Toujours à l'ouest, pour préserver la tranquillité des habitants et la paix de leurs forêts, le viaduc devient tunnel, un tunnel à péage, réservé aux seuls automobilistes. Le transit des poids-lourds, cette servitude qui n'est pas près de disparaître, doit donc s'effectuer ailleurs : où prendra-t-il place quand le périphérique lui sera interdit ?

Comme sortie du chapeau d'un illusionniste, cette fausse solution, qui satisfait la proche banlieue tout en rejetant les nuisances au loin, permet d'entrevoir la raison d'être de ce projet. Un coup d’œil aux annexes du rapport confirme cette impression. Elles présentent en effet, et en détail, une impressionnante liste de ZAC, ces plans d'aménagement d'espaces autrefois déshérités mais aujourd'hui, dans une ville désespérément en manque des terrains à bâtir, vitaux, zones toute situées autour du, sous, et parfois sur, le périphérique, et dont la plus célèbre accueille, à quelques mètres de l'anneau infernal, le tribunal de Paris. Si Paris veut en finir avec le périph', c'est parce qu'elle a besoin des terrains qu'il occupe : pour cela, il lui faut s'entendre avec les riverains, ces communes de la petite couronne invitées, par faveur spéciale, à donner leur avis lors de la consultation, et donc agir ainsi de concert, au détriment des villes plus éloignées, qui subiront les conséquences du report du trafic.

Il fut un temps où Paris était une capitale, une ville qui, d'une certaine manière, acceptait, en échange des multiples avantages que lui apportait son statut, des servitudes de nature diverse qui, au demeurant, ne découlaient pas tant de sa position centrale que de sa situation au cœur d'une métropole qui compte douze millions d'habitants. Avec l’aristocratie rose-verte aujourd'hui au pouvoir et son imaginaire villageois, ces servitudes sont, méthodiquement, l'une après l'autre, effacées, quitte à les déporter intégralement sur ses voisines. Pour ce faire, cette ville écrasante abuse sans l'ombre d'un scrupule de sa position de force. La production de cette chimère administrative dans laquelle une ville se confond avec un département a démontré combien elle était nuisible : pour rétablir un peu d'équité, pas d'autre moyen que de dissoudre cette municipalité dans un ensemble plus vaste, que, par respect de l'histoire, on pourrait appeler le Grand Paris, et de revenir au système des mairies d'arrondissement. La mise sous tutelle publique d'une ville en faillite après 2024 fournirait un prétexte idéal à cette nécessaire réforme.

études

, 19:19

Lorsque, un lendemain de résultats d'élections, Les Échos consacrent l'essentiel de leur page quatre à commenter une récente étude de l'INSEE, on imagine qu'il s'agit d'une affaire grave. Et de fait, si le titre choisi par le quotidien reste évasif, puisqu'il pointe un effet négatif des grèves de transports sur la santé, l'institut statistique se montre bien plus inquiétant sans pour autant, en première analyse, fournir des éléments d’une nouveauté radicale. Affirmer, en effet, que la pollution de l'air due à la circulation automobile entraîne une augmentation des maladies respiratoires relève a priori du truisme. Si tel n'était pas le cas, on se demande bien pourquoi, depuis plus de cinquante ans, les États européens auraient engagé un grand combat contre la pollution atmosphérique, mettant en œuvre des politiques de plus en plus restrictives, et dont le succès se lit dans les bilans annuels publiés par les organismes en charge de la surveillance de la qualité de l'air. Qu'a donc inventé l'INSEE pour justifier la rédaction d'une étude de plus ?

L'institut, en fait, s'abandonne à un péché mignon propre aux économistes, l'expérience naturelle, dont le principe consiste à trouver une façon originale de torturer une ou plusieurs séries statistiques, de manière à leur faire avouer des vérités sans rapport avec celles qu'elles étaient supposées mesurer. Ici, on va associer, selon une méthodologie détaillée sur cette page, les admissions dans les services d'urgences hospitaliers pour une affection des voies respiratoires supérieures, et l'augmentation du trafic automobile qui survient lorsqu'un jour de grève dans les transports en commun conduit les usagers de ceux-ci à réutiliser leur voiture pour effectuer leur trajet habituel. L'hypothèse, quand même assez alambiquée, que veut vérifier l'étude établit un lien direct entre ces déplacements en automobile, plus nombreux, donc plus lents à cause des encombrements qui découlent d'un trafic plus dense, la hausse de la pollution concomitante, et leur conséquence sanitaire immédiate, un nombre d'admissions aux urgences supérieur à la normale. Si court soit-il, ce travail n'est pourtant pas avare d'éléments étonnants.

Si le trafic automobile, et seulement automobile, dans les grandes aires urbaines choisies par l'INSEE se mesure assez facilement, le choix des deux polluants retenus, monoxyde de carbone et particules d'un diamètre inférieur à 2,5 µm, alias PM 2,5, surprend. Le premier, comme le rappelle AIRPARIF, qui surveille l'air de l'Île-de-France, se rencontre à des niveaux très faibles, souvent inférieurs d'un facteur dix au niveau considéré comme une limite acceptable. Dès lors, on voit mal en quoi une hausse même forte de sa concentration dans l'air ambiant produirait un effet sur la santé des individus. La substance, certes, est mortelle : mais pour cela, il faut réunir à la fois une situation de confinement, et une concentration de gaz bien plus forte, deux conditions antinomiques avec des déplacements à l'air libre. Quant aux particules PM 2,5, leurs effets, nous dit AIRPARIF, concernent pour l'essentiel des malades chroniques ; le réseau qui les mesure, de plus, reste très lacunaire. L'ozone et le dioxyde d'azote, à l'inverse, produisent des effets immédiats sur les voies respiratoires, et constitueraient donc un indicateur particulièrement adapté à ce que recherche l'INSEE lequel, pourtant, n'en fait pas état.
Mais il y a pire. Les effectifs de malades admis aux urgences apparaissent si surprenants qu'on en vient à se demander si quelqu'un, quelque part, ne s'est pas planté dans ses ordres de grandeur. En temps normal, nous dit l'INSEE, les urgences admettent en moyenne journalière 0,8 malades par million d'habitants pour les pathologies qui intéressent l'institut. Lorsque les transports publics sont en grève, on en compte 0,3 de plus. On croit comprendre, pour illustrer les choses un peu sommairement, que, d’ordinaire, pour l'aire urbaine de Paris où l'INSEE recense 12,5 millions d'habitants, on a en moyenne dix admissions quotidiennes aux urgences pour des pathologies telles que la laryngite ou la pharyngite, pourtant fréquentes et bénignes. Les jours de grève, ce chiffre passe à treize. En d'autres termes ce qu'on mesure là, ce que les estimations de lNSEE donnent, et sans même évoquer la question de l'incertitude statistique, ne tient même pas dans l'épaisseur du trait.

Cette étude en évoque une autre, menée, entre autres, au sein de l'INSERM par une toute jeune docteure, étude qui notait une baisse significative de la fréquence de certains cancers chez les consommateurs d’aliments bio. Quel que soit le soin apporté à une neutralisation aussi poussée que possible des multiples biais qu’entraîne un travail de ce type, conduit sur une cohorte de vrais gens qui font état de leur comportement, alimentaire ici, on ne peut, raisonnablement, lancer une telle recherche en ignorant qu'elle n'épuisera jamais les incertitudes inhérentes à sa méthode, ce pourquoi elle ne découvrira rien d'autre que des évidences, en l'espèce que les individus plus riches, plus éduqués, plus soucieux de leur santé sont, effectivement, en meilleure santé que les autres.

Dans La manifestation, vieil article toujours indispensable, Patrick Champagne, alors sociologue à l'INRA, invente la notion de "manifestation de papier", désignant ainsi ces démonstrations publiques qui visent essentiellement à fournir à la presse une sorte de prestation, un spectacle suffisamment attractif et caractéristique, apte à bien représenter le groupe qui l'organise, destiné moins à exprimer une revendication qu'à garantir une large couverture dans les journaux et les actualités télévisées. De la même façon, avec leur contenu scientifique infime, avec leur thématique très grand public, avec leur mise en scène des problèmes de l'heure, pollution atmosphérique ou peurs alimentaires, les études citées plus haut sont un peu des recherches pour la presse, qui valent moins par leur contenu que par les avantages symboliques qu'elles fournissent aux institutions qui les publient, avantages qui se monnayent en notoriété voire, peut-être, en financements. Ici, une rapide revue de presse montre que le message est bien passé, mais qu'il reste des progrès à faire pour le rendre compréhensible. Mais au moins, on y gagne quelque chose puisque, ainsi, la fameuse "étude américaine qui montre que" peut désormais être produite bien plus près de chez nous.

germanisme

, 19:35

Il ne saurait être question, pour l'amateur d'architecture moderne et contemporaine passant deux petites journées dans une ville inconnue, de ne pas en profiter, les obligations militantes l'ayant amené ici une fois remplies, pour pratiquer ce tourisme urbain un peu particulier qui néglige tout ce qui a été construit avant 1890. À cet effet, il récoltera sur le web de quoi établir son programme, en commençant, trivialement, par explorer les ressources mises à sa disposition par la municipalité. Hélas, ici, on n'est pas à Nancy ; on est à Metz.

Comme une collection d'églises identiques à ce que l'on trouve partout ailleurs ne saurait justifier des kilomètres de déambulations, on va regarder ailleurs, et on tombe sur la ville impériale, ce quartier construit autour de la gare au début du siècle dernier, et qui manifeste de la façon la plus claire la manière dont l'empire allemand entendait inscrire sa domination dans le paysage urbain. Banque, poste centrale, chambre des métiers, hôtel des mines, toutes ces institutions que l'industrialisation rend indispensable obéissent au même schéma, monolithes imposants souvent composés de grès rose, bâtiments massifs dans lesquels un esprit pervers lirait une volonté inconsciente de conforter les plus ordinaires stéréotypes de lourdeur germanique. Mais en insistant, on découvre pourtant tout autre chose.
Ainsi, une visite attentive de la gare révélera quantité de décorations d'inspiration florale ou animale, des motifs géométriques typiques de la sécession viennoise, ou encore de petites scènes allégoriques retraçant la vie des champs ou le travail à l'usine, un genre que la IIIème République a pratiqué avec autant de constance que d’enthousiasme. En s'éloignant un peu, on arrive assez vite à l’extraordinaire avenue Foch, calme et large boulevard avec terre-plein central, quartier d’élection d’une grande bourgeoisie qui y a construit les belles demeures qu’elle affectionne dans des styles assez divers, et qui vaut comme un modèle réduit de son homonyme parisienne. Au moins historiquement, un tel ensemble paraît à peu près unique, d'autant que, après 1945, il ne restait plus grand chose de ses équivalents allemands. Cette singularité, pourtant, n'est guère mise en valeur. Sans doute le souvenir de l'annexion qui lui reste inévitablement attaché, avec les comptes qu'il a fallu régler et dont on trouvera une trace dans la signature effacée de l'architecte du magnifique hôtel Royal, pèse-t-il encore.

Mais peut-être faut-il, plus banalement, mettre en cause la municipalité, et le mesquinerie de sa politique d'urbanisme. Dans la course au mécénat culturel à laquelle se livre les métropoles, Metz aura eu son quart d'heure de modernité pour bien moins cher que ses concurrentes, avec le centre Pompidou-Metz inauguré en 2010. Objet un peu incongru posé sur une dalle à proximité de la gare, il vient d'être flanqué d'un centre des congrès conçu par Jean-Michel Wilmotte, un bâtiment austère, rigoureux, adapté à sa fonction et bien mieux intégré à son environnement qu'un lieu culturel qui se contente de satisfaire à son impératif d'excentricité. Une incursion vers le sud-est permet d'entrevoir l'école nationale d'ingénieurs, typique de l'amour qu'Architecture Studio porte aux toitures en S, laquelle clôt la courte liste des constructions récentes dignes d'intérêt.
Mais la promenade ne s'arrête pas là. De retour en ville, en s'enfonçant dans le quartier impérial, en doublant un large secteur en travaux, on découvre, comme souvent, un trésor inattendu, l'église Sainte-Thérèse. Conçue par Roger-Henri Expert, bien connu des parisiens pour son groupe scolaire rue Küss, et par Théophile Dedun, sa structure en béton paraissait encore moderne lorsqu'elle fut achevée au milieu des années 1950. Autant dire qu'au début des travaux, en 1937, elle était d’avant-garde. Aujourd'hui bien dégradée, elle fait pourtant face à un spectacle désolant.

L'espace dégagé par la destruction d'un ancien hôpital aurait pu être mis à profit pour fabriquer l'un de ces quartiers modernes qui vous inscrivent une ville dans le XXIème siècle et font la fierté d'un maire dans les colloques internationaux. Que l'on se soit, à la place, contenté d'une anonyme architecture de promoteur donne la mesure d'une absence d'ambition, laquelle s'exprime aussi dans cet autre poncif, la candidature à l'UNESCO qui passe ici par un discours de publicitaire recyclant ces arguments ordinaires que l'on retrouve à l'identique dans tous les bulletins municipaux. À Metz comme à Bruxelles, l’autoroute débouche en pleine ville et, ici aussi, la municipalité n'a pas compris, au-delà de l'anecdote ou du coup d’éclat, l'intérêt de mener une politique architecturale. Au moins, en visitant Metz, on comprend mieux pourquoi Nancy est devenue la capitale française de l'Art nouveau.

fortius

, 19:28

Indubitablement, c'était une bonne idée. Si bonne qu'il eut été dommage de tout gâcher d'un coup. Désormais, un peu comme avec ces jeux vidéos dont les déclinaisons se développent à l'infini en promettant des plaisirs sans cesse renouvelés, Réinventer Paris ne cesse de s'étendre, sur l'espace géographique comme dans le champ institutionnel. La Métropole du Grand Paris, cette strate qui recouvre l'ancien département de la Seine agrandi de quelques dépendances et qui vient s'intercaler entre départements et région, vient donc d'annoncer les résultats de sa propre compétition architecturale. Et c'est géant, tellement plus grand, plus haut, plus fort que le ridicule petit concours parisien avec ses choux et ses carottes, lui qui fait si provincial à côté avec comme unique morceau de bravoure le projet des 1000 arbres. Ici, plus question de ré-accommoder des restes, ces quelques bouts de friches et autres garages à l'abandon qui formaient le maigre capital foncier de Réinventer Paris.
Il faut dire que, en sortant de la capitale, la densité baisse de moitié et le foncier abonde. Dès lors, on avait de quoi voir large : 51 lauréats dont Batiactu fournit un catalogue raisonné, plus de 7 milliards d'euros à investir, 14 000 logements, 53 9000 emplois qui s'installeront dans de nouveaux bureaux, et des stars à foison. Le concours revendique ainsi la participation d'Architecture Studio, d'Édouard François, de Dominique Perrault, de Kengo Kuma, de l'inévitable Shigeru Ban et des nordistes, l'OMA, MVRDV, Snøhetta pour un premier projet français, sans oublier une figure tutélaire d'exception, Lord Richard Rogers, architecte du Centre Pompidou et du tribunal de Bordeaux.
Parfois de manière fort spectaculaire, parfois au prix d'une banalité qui en devient provocante, on trouve surtout là un prétexte à quantité de classiques programmes de logements et de bureaux, qui viendront bien souvent entourer les gares du futur réseau extra-métropolitain, et en particulier ce déjà célèbre carrefour Pleyel dont l’aménagement touche à la démesure. Ne sachant trop où donner de la tête, on va essentiellement s'intéresser à un lieu où l'on a ses habitudes, la Maison du Peuple de Clichy-la-Garenne.

Monument historique, la Maison du Peuple possède tous les inconvénients associés aux entassements de pierres branlantes qui représentent l'essentiel de cet inventaire sans posséder leur avantage décisif, ce charme inégalable qui fait l'admiration du public et la fierté des maires, ce pourquoi ils jugent indispensable de consacrer des sommes considérables à rénover un modèle de bâtiment qui existe à des milliers d'exemplaires dans tout le pays. Unique au monde, la Maison du Peuple souffre, entre autres, de cette qualité de prototype qui rend son entretien fort onéreux, d'autant que la mécanique complexe de cette construction modulable n'a jamais vraiment fonctionné. Les réhabilitations déjà entreprises l'ont été si lentement, et si partiellement, qu'elles impliquent de tout reprendre depuis le début une fois les travaux terminés. Proposée au concours de la Métropole, elle y jouait un peu le rôle de cette cousine éloignée au physique ingrat dont on a la charge, et pour laquelle il faut impérativement trouver un prétendant.

Son prince charmant sera le Groupe Duval associé à un collectif d'architectes où l'on retrouve Rudy Ricciotti avec son amour du béton finement ciselé et des projets tonitruants, Antoine Dufour et LBA. Et ils arrivent avec une proposition radicale puisqu’il s'agit de bâtir une surélévation un peu spéciale, une tour de vingt-sept niveaux qui surplombera l'aile ouest du bâtiment, autrefois maison des syndicats, aujourd'hui désaffectée. Édifiée par dessus trois niveaux d'un parking souterrain qui n'existe pas encore, transperçant le monument historique, le projet, pour de très vulgaires raisons techniques, financières et réglementaires laisse déjà un peu sceptique. Mais ses effets sociologiques intriguent encore plus.
Aujourd'hui, seul un marché bihebdomadaire anime la Maison du Peuple. À l'intérieur, la traditionnelle variété de commerces de bouche ; à l'extérieur, vêtements et chaussures destinés à une clientèle pour laquelle seul compte un prix le plus bas possible. Une offre qui correspond bien à une ville pas vraiment pauvre, mais pas loin de l'être. À la place, on aura donc du "fooding avec food-court bio", une librairie, une annexe du Centre Pompidou  ; par dessus, on nous promet un hôtel quatre étoiles, un restaurant, une centaine de logements avec vue imprenable sur le palais de justice de Paris, et un toit végétalisé avec, inévitablement, ses ruches et son potager.
On coche ainsi toutes les cases du bingo anglo bobo, le co-working, le fooding, le fitness, et même si l'on doit déplorer l'oubli du fablab, toutes les marques du prestige bourgeois, tous les poncifs de l'écolo urbain, sans oublier l'indispensable hommage à la culture légitime, version avant-garde. Les concepteurs réussissent l'exploit de cumuler en un unique lieu rigoureusement tous les critères de la distinction. Le paradis du bourdieusien, en somme.

À quoi rêvent les édiles de la Métropole ? De quelle manière pensent-ils métamorphoser leurs territoires délaissés en ce genre de Blade Runner diurne et ensoleillé ? Quelle population éternellement jeune, active et fortunée viendra, par la magie d'un réseau de transport extrêmement coûteux et encore à construire, s'installer ici, aux dépens des gens modestes qui habitent déjà ces lieux ? Les obstacles, techniques, financiers, sociaux, sont si nombreux que ce vertigineux concours vaut surtout par ce qu'il révèle de l'imaginaire de l'aménageur, son uniformité, sa superficialité, son obsession pour le dernier truc à la mode qu'il faut intégrer en priorité. La réalité, ce bien vilain génie, se chargera-t-elle de faire en sorte que les choses tournent mal ?

vandales

, 19:30

Ce qu'il y a de bien avec les publications de l'APUR c'est que, si contrainte soit leur thématique, il y a toujours moyen d'en faire un usage imprévu. Prenons ce tout récent rapport qui croise l'une des compétences principales de l'Atelier - le logement - avec un sujet propre à satisfaire ses commanditaires - le futur réseau de transports du Grand Paris Express. Pour l'essentiel, et comme souvent, cette étude vaut par son appareil cartographique aussi varié que détaillé. Et elle permet de mieux comprendre la fulgurante évolution urbanistique que connaissent deux communes qui, un jour prochain, profiteront des bienfaits de la ligne 14 prolongée, Clichy-la-Garenne dans les Hauts-de-Seine, et sa voisine Saint-Ouen en Seine-Saint-Denis.

Malgré la frontière, celles-ci partagent en effet un destin politique commun. Saint-Ouen, lors des élections municipales de mars 2014, a basculé à droite, signant ainsi une des plus grosses prises de feue la banlieue rouge. À Clichy où, par la faute du Conseil d’État, on revota en juin 2015, la ville, socialiste depuis le congrès de Tours, changea elle aussi de bord. Or, on sait comment ça marche, en particulier lorsque l'on a, comme ici, affaire à des victoires fragiles : le premier acte des nouveaux élus sera de bétonner leur électorat, ce que, d'ailleurs, à l'évidence, leurs prédécesseurs faisaient aussi, mais en sens inverse. Ici, on abandonne le logement social au bénéfice de la promotion privée, opération sans risques puisque, par définition, l'on dispose de marges. Pour l'heure, la réglementation impose en effet dans ces villes un quota minimal de 20 % de logements sociaux. Or, à Clichy, on dépasse les 33 % ; à Saint-Ouen, on ne doit plus être loin des 50 %. De quoi, en somme, faire bâtir des milliers de logements privés sans bousculer les barrières légales. De plus, comme le montre le document de l'APUR, ces deux villes présentent des avantages spécifiques.
Il y a d'abord la zone ANRU, à l'intérieur de laquelle, sous certaines conditions, divers taux réduits de TVA s'appliquent à l'achat d'une résidence neuve. Toute la portion utile de Saint-Ouen, celle qui n'est pas occupée par la chaufferie urbaine, les entrepôts et l'usine d'incinération d'ordures, une bonne partie du territoire de Clichy, le long de la Seine ou, à l'opposé, de Paris, zones périphériques où subsistent encore quelques réserves foncières, profitent de ce dispositif. Par ailleurs, entre le nouveau palais de Justice installé porte de Clichy, le siège de la région Île-de-France à la mairie de Saint-Ouen, et, juste entre les deux, le futur CHU, on se trouve au cœur de ce qui deviendra à coup sûr le triangle d'or du Grand Paris. On conçoit que l'arrivée de la ligne 14 marque, en quelque sorte, le coup d'envoi de la grande ruée. L'APUR ne s'y trompe pas, publiant des coupures de presse qui désignent ces lieux comme des endroits où il devient presque trop tard pour investir.

Ainsi, à Clichy, on bâtit du logement privé, ici, ici, , ou encore ou bien , sans que cette sélection ait quoi que ce soit d'exhaustif. Et la clientèle à laquelle cette avalanche de nouveautés se destine n'est pas la seule propriété qui tranche avec les choix urbanistiques propres à la municipalité précédente.
Sans doute par la vertu d'un adjoint amateur d'architecture, les logement sociaux construits à Clichy étaient alors signés Eva Samuel, Louis Paillard, Avenier Cornejo, Brenac & Gonzalez, Hamonic + Masson, équipes à la notoriété au moins nationale, et qui témoignaient d'une politique qui avait valu à la ville la rare distinction d'une Équerre d'argent. Les bâtiments d'aujourd'hui ne sont qu'anonymes exemples d'une architecture de promoteur. Au moins ont-ils la décence de rester quelconques, et de se distinguer en cela des immondices variés édifiés dans la ville voisine, avec de plus un projet dont on entendra sûrement parler.

Le drame de ces nouveaux maires de droite est qu'ils arrivent trop tard. On sent bien à quel point, à l'image de leur modèle levalloisien, ils auraient souhaité balkanyser leur ville, à coup de pseudo-haussmannien vaguement bourgeois, pierre plaquée et toitures en zinc. Mais le foncier manque, et le peu qui subsiste incite, en particulier à Saint-Ouen, à tenter ces greffes audacieuses qui risquent fort d'être rejetées, à vandaliser aussi les témoignages d'un passé à raser, ferraillé comme un vulgaire pavillon Baltard, ignorant au passage combien, aujourd'hui, ça peut valoir, du Jean Prouvé.
Toujours ironique, l'histoire a laissé à Clichy un bâtiment du même constructeur. À lire la petite annonce publiée sur Inventons la Métropole, on imagine qu'on se débarrasserait volontiers de ce tas de ferraille. Hélas, la Maison du Peuple de Marcel Lods et Eugène Beaudoin, ces architectes modernes qui, comme d'autres tels André Lurçat, appartiennent à la fameuse mouvance des compagnons de route du Parti Communiste, ne se trouve pas être un simple monument historique, mais, après la villa Savoye, le deuxième bâtiment moderne français le plus connu au monde. Ces nouvelles terres ont un long passé, et quelques coups de masse, quelques coulées de béton ne suffiront pas à le faire disparaître.

niveau 4

, 19:45

Il n'était sans doute guère utile de prêter attention à la déclaration ambiguë et intempestive du ministre de l'Environnement, ce clown sinistre et nuisible, chiffrant à dix-sept le nombre de réacteurs nucléaires à fermer dans un délai de huit ans. On s’inquiétera plus de la réaction du pompier en service à toute heure et sur tous les fronts, le Premier ministre. Car, globalement, il confirmé les dires de son ministre, sur l'objectif, sinon sur le calendrier. Plus encore, il a justifié ce programme qui s'annonce, pour le moins, extrêmement risqué, infernalement complexe et diablement inconséquent de la façon la plus pauvre, par un pur argument d'autorité. Un observateur caustique s'amuserait sans doute de la légèreté avec laquelle sont prises des décisions aux conséquences redoutables, de la foi inquiétante en l'efficacité d'une parole supposée commander et à la nature, et à l’infinie complexité technologique d’une société moderne. Mais un esprit plus terre-à-terre partirait plutôt à la recherche de faits, se demandant ce que la manière nationale de produire de l’électricité peut bien avoir de si répréhensible, pour que les autorités qui en ont la charge lui en veuillent à ce point. Et rien de tel pour entamer cette analyse que de s'intéresser à un critère aujourd'hui déterminant, le bilan carbone.

On dispose pour cela, depuis peu, d'un outil précieux. Née d'une initiative franco-danoise, une carte permet de comparer les systèmes de production d'électricité d'une quantité croissante de pays selon leurs émissions de dioxyde de carbone, et en fonction des choix énergétiques faits par chacun d'entre eux, choix qui dépendent, à leur tour, de facteurs variés. Ainsi la nature a-t-elle généreusement doté la Norvège, et, à des degrés un peu moindres, la Suède, l'Autriche ou la Suisse, d'eau et de montagnes, conditions idéales au développement de l'hydroélectricité. Choisir cette technologie génère à son tour deux avantages décisifs, puisqu'on dispose alors d'une électricité peu chère et décarbonée, et que celle-ci vous place en position idéale pour jouer les donneurs de leçons auprès de voisins moins favorisés ceux, en particulier, qui obtiennent des résultats similaires grâce à une méthode différente, l'électronucléaire.
Tel est, bien sûr, le cas de la France. Et la même carte permet une comparaison fructueuse entre deux pays qui partagent un fardeau commun, l'insuffisance de leurs ressources hydroélectriques. Bien avant que l'on ne s'inquiète du réchauffement climatique, la France avait donc massivement choisi ce nucléaire que, voici peu, l'Allemagne a décidé d'abandonner, consacrant à la place des sommes considérables au développement de capacités éoliennes et photovoltaïques dont le cumul dépasse aujourd'hui très largement le nucléaire national. Pourtant, dépendant en fait du charbon, le kW/h germanique émet couramment six à dix fois plus de carbone que le français. En somme, par le plus grand des hasards, cette fameuse transition énergétique vers une électricité décarbonée s'est déroulée en France dans les années 1980, et la mutation que prévoit le gouvernement ne peut que dégrader la fiabilité, le coût et le bilan carbone du système. Cherchant une justification à ce paradoxe, on n'en trouvera qu'une : la peur.

Celle-ci, on a déjà eu l'occasion d'en parler, reste irrépressible. Malgré tout, et même si un tel exercice est aussi utile que de boucher le trou de la digue avec son doigt pour éviter que la pression de l'eau n'entraîne son effondrement, on va considérer l'électronucléaire comme une activité banale et regarder comment, en opération, elle se comporte du point de vue de la sûreté. Une telle approche implique de laisser de côté l'accident de Tchernobyl, conséquence d'une expérience menée de façon criminelle par des opérateurs qui, pour respecter leur programme, ont désactivé toutes les sécurités possibles, mais aussi celui de Fukushima-Daiichi, où des réacteurs vieux de quarante ans se sont automatiquement arrêtés après un tremblement de terre d'une intensité bien supérieure à celle qui fut prise en compte lors de leur conception. On dispose pour cela d'un outil qui permet d'étalonner, de l'incident banal de niveau 1 comme on en recense chaque année une centaine en France, à l'accident majeur de niveau 7, tout ce qui se passe mal dans la manipulation de la radioactivité, l'échelle INES.

En première hypothèse les accidents, qui commencent avec le niveau 4, devraient, au fil du temps et des soixante ans d'exploitation des assemblages nucléaires, et en dépit de leur rareté, se montrer suffisamment nombreux pour permettre de constituer une base de données apportant des enseignements généralisables. Mais ce n'est pas si simple, notamment à cause du caractère fourre-tout de l'échelle INES. Il faudra piocher ici et là, sur le site de l'association des exploitants de réacteurs, ou dans cette page du Guardian, ou encore chez Wikipedia. Même ainsi, la pêche est maigre. En fait d’accidents de niveau 5 sur un réacteur d'une centrale nucléaire en cours d'exploitation, on ne trouvera guère que la fusion partielle d'un cœur à Three Mile Island, en Pennsylvanie, le 28 mars 1979. Descendant d'un cran, on arrive au niveau 4 : Saint-Laurent des Eaux le 13 mars 1980 avec, là aussi, fusion partielle du cœur, Bohunice en Tchécoslovaquie le 22 février 1977, Lucens en Suisse le 21 janvier 1969.
L'expérience se révèle donc peu concluante. Tout au plus permet-elle de conclure combien de tels événements sont rares, anciens, et impossibles à rapporter au fonctionnement actuel du système. Car il faudrait supposer pour cela qu'aucun progrès n'ait eu lieu en matière de sûreté depuis quarante ans, alors même que, par exemple, l'utilisation du graphite comme modérateur, caractéristique des réacteurs français de première génération comme à Saint-Laurent des Eaux, mais aussi du RBMK de Tchernobyl, a été abandonnée.

Voilà quarante ans, sur un campus bien connu de l'actuelle ministre des Universités, le visiteur pouvait, à côté d'un manifeste marxiste orthodoxe agrémenté d'une faute de français par ligne, admirer une caricature anti-nucléaire représentant un scientifique en blouse blanche allumant la mèche d'une bombe tout en accompagnant son action d'un commentaire : "ça tiendra". Cette bombe symbolisait une cuve produite par le forgeron nucléaire de l'époque, Creusot-Loire, cuve que, déjà, l'on accusait d'être fissurée. Quarante après, on est bien obligé de le constater : ça a tenu.
La courte histoire de l'électronucléaire montre, d'une certaine façon, la manière banale dont une technologie radicalement neuve se développe, apprend de ses erreurs et améliore progressivement sa fiabilité. Cette histoire, évidemment, ne dit rien de phénomènes par définition nouveaux, puisque liés au vieillissement des installations. Mais on peut faire aveuglément confiance à l'ASN, qui semble tout faire pour prévenir la construction de nouveaux réacteurs nucléaires sur le sol national, pour veiller au grain.
Mais ce bilan technique, sanitaire, financier même ne pèse guère face à la force des représentations. L'urgence réelle, celle d'un réchauffement climatique pour l'heure peu sensible dans les pays développés, compte bien moins que la peur, avec la croyance unanime en des solutions de remplacement dont l'exemple allemand montre l'ineptie. Peut-être s'apercevra-t-on un jour que la fine barrière qui séparait le tolérable du meurtrier tenait entièrement dans ce refus irrationnel de la plus efficace des énergies décarbonées, après l’hydroélectricité. Aux humains qui resteront alors, ce constat apportera, en guise de consolation, une preuve de plus de la toute puissance des constructions sociales. Dommage qu'il se trouve tant de scientifiques pour nier leur existence.

bouclage

, 19:37

Noyé dans le tohu-bohu général, l'accord international signé le 29 mars dernier à Paris est resté à peu près inaperçu. On ne trouvera guère qu'une maigre dépêche du site britannique de Reuters pour en rendre compte : Anne Hidalgo, maire socialiste de Paris, et Sadiq Khan, maire travailliste du Grand Londres, se sont retrouvés afin d'annoncer une initiative commune, la mise en place d'un système de notes attribuées aux véhicules automobiles en fonction de leurs émissions polluantes. Le lendemain, l'internationale des capitales suffocantes accueillait un membre de plus avec Séoul, ville, au demeurant, où la question de la pollution atmosphérique se pose pour de vrai. Les mauvaises langues ne manqueront pas de relever qu'Anne Hidalgo saisit ainsi l’occasion de montrer, face à sa rivale Ségolène Royal, qu'elle aussi possède une stature mondiale, le C40 tenant ici lieu de Cop21. Et il est à craindre que ces esprits mal tournés n'en restent pas là.
Les faux naïfs, de leur côté, feindront l'étonnement : après tout, en France tout du moins, un tel classement existe déjà, puisqu'il se décline dans ces vignettes Crit'Air qui font la fierté de l'actuelle ministre de l'Environnement. Mais celui-ci cache une faille, propice à une exploitation politique. Il s'appuie en effet nécessairement sur la seule réglementation aujourd'hui en vigueur, avec des normes définies à l’échelon européen. Or, le protocole de mesure que celles-ci utilisent permet bien des optimisations, et en particulier, comme l'a montré dès 2014 un document de l'ADEME, une sous-estimation de plusieurs ordres de grandeur des émissions d'oxydes d'azote par les moteurs diesel, particularité aujourd'hui connue du grand public sous le nom de "scandale Volkswagen". Ségolène Royal, on le sait, a profité de cette situation pour lancer une commission d'enquête. Anne Hidalgo surenchérit donc, double la mise en impliquant d'autres capitales, et décide d'un dispositif qui, dépourvu par définition de dimension contraignante, se limitera à un appel aux bonnes volontés.

Mais il y a plus. Comme le précise la version londonienne de l'histoire, le coupable désigné, le polluant en cause dans le "dieselgate", se trouve donc être le NO2. Alors, certes, tricher, c'est mal. Mais, à Paris, la dernière alerte à la pollution impliquant cette substance a eu lieu en 1997. Alors, quel bénéfice attendre en termes de santé publique d'une diminution supplémentaire de la concentration en oxydes d'azotes ? Quelle peut être la véritable fonction d'une disposition qui vise à combattre un polluant qui n'a plus entraîné d'alerte depuis vingt ans ?

La réponse se trouve en partie à Londres, où l'une des mesures du plan anti-pollution municipal consiste à surtaxer les automobiles immatriculées avant 2006 quand elle circulent dans la zone centrale, dont l'accès est soumis à péage. Or, contrairement à une croyance largement répandue, un péage urbain, qui s'applique sur une surface nécessairement exiguë, cherche seulement à réduire les embouteillages, et pas la pollution. Comparer les dimensions des zones de péage urbain et de pollution réduite à Londres, ville dotée du rare privilège de posséder les deux, permet de le comprendre. Poussant un peu plus loin la logique de Crit'Air, Sadiq Khan, de plus, efface totalement la distinction entre diesel et essence, alors même que le premier représente, à Paris, 90 % des émissions de NO2. S'en prenant indistinctement à toutes les voitures à peine âgées de dix ans et plus, le maire de Londres, explicitement, ouvre ainsi un nouveau chapitre dans la chasse aux pauvres.
Pour justifier de telles décisions, les édiles ont publié une tribune dans la page opinions des Échos, cette espèce de réceptacle ordinaire du n'importe quoi, tribune dont l'outrance et la vacuité valent comme un nouveau sommet du genre. On y confond allègrement NO2, C02 et particules, on appelle en renfort l'OMS en oubliant que la population du monde vit pour l'essentiel dans des villes autrement plus pauvres que Paris et Londres, et bien éloignées des standards sanitaires des capitales européennes, on transforme des études scientifiques en argument d'autorité tout en évitant soigneusement de mentionner la prudence avec laquelle celles-ci exposent leurs hypothèses. Au fond, l'enseignement essentiel de ce texte tient en une ligne : mieux vaut que la science ne serve pas à éclairer les politiques publiques puisque, quels que soient les résultats que celle-ci présente, ils seront tronqués, manipulés, instrumentalisés, falsifiés pour les contraindre à appuyer des décisions déjà prises.

Dans un entretien iconoclaste, Louis Maurin fustige l'ethos de ces catégories sociales lourdement diplômées, électrices de Sadiq Khan ou d'Anne Hidalgo, très attentives à leur malheur, mais compatissant fort peu à celui de populations bien moins formées et bien plus précaires. On peut ajouter à la distinction éducative ainsi posée une dimension spatiale, opposant un centre ville où l'on se rêve en village paisible et verdoyant à une périphérie délaissée et peu accessible. Mais, en particulier à Paris, les habitants du centre disposent des ressources politiques et réglementaires nécessaires pour transformer le phantasme en réalité, ce qui implique de bannir totalement les véhicules à moteur thermique. Il semble que, cette fois-ci, le bouclage de la ville interdite approche de sa phase terminale.

marchons

, 19:24

Trouver le point de départ d'un changement social significatif relève toujours d'un arbitraire parfois intégral. Certes, avec le soutien qu'apporte un recul de quelques années, lequel dégage toujours les perspectives, on sent bien que, à un certain moment, quelque chose s'est passé, qu'une voie, sinon nouvelle, du moins délaissée depuis des décennies a été de nouveau empruntée, et qu'elle n'a depuis lors cessé de prendre de l'importance. Mais quand on n'est qu'un pauvre sociologue privé de ces robustes preuves qui font la fierté de sciences plus dures, et qu'on doit se contenter de quelques maigres outils, des observations, des comparaisons, des bibliographies, et parfois quelques statistiques, la vérité devient chose toute relative. Aussi peut-on se permettre de choisir n'importe quoi.

Voilà un peu plus de vingt ans, en France, a été promulguée la Loi n° 96-1236 du 30 décembre 1996 sur l'air et l'utilisation rationnelle de l'énergie. Celle-ci, dans son article 1, reconnaissait à chacun le droit de respirer un air qui ne nuise pas à la santé. Cette noble déclaration, cette audacieuse création d'un droit nouveau rencontre hélas un obstacle de taille, puisqu'un composant vital de l'air en question, lequel joue notamment un rôle décisif dans le vieillissement cellulaire, objectivement, nuit gravement à la santé. Ce que proclame cet article premier, en d'autres termes, se révèle incompatible avec le fonctionnement de l'univers tel que nous le connaissons.
Or, on n'a pas affaire ici à une simple coquetterie, à la satisfaction d'une petite pulsion narcissique chez un législateur s'imaginant écrire l'histoire. Car l'inscription solennelle, dans la loi, d'une telle disposition implique d'adhérer à un postulat aujourd'hui largement répandu, et selon lequel ce qui est naturel ne peut pas nuire à la santé, et donc, en l'espèce, que l'homme seul peut rendre l'air toxique. À cet instant, le législateur invente un monde dans lequel la réalité physique n'a plus aucune importance. Dans ce qu'elle affirme comme dans ce qui la motive, une telle déclaration, plus que de l'ignorance, relève de l'obscurantisme.

Ce vieil ennemi n'avait, au demeurant, disparu que dans les espoirs déçus de stricts positivistes. On n'en voudra pour preuve que le destin de cette sorte d'idéal-type de l'obscurantisme, l'homéopathie, rare survivant européen de ces multiples doctrines médicales pré-scientifiques oubliées avec l'avènement de la médecine moderne. Hélas, à l'exception d'un historien, Olivier Faure, le sujet ne semble intéresser personne, la bibliographie sociologique fait totalement défaut et à peu près rien ne permet de mesurer le poids de cette croyance. Tout au plus apprend-on, au détour d'un article, que la France, qui abrite 0,8 % de la population mondiale, consomme les deux tiers de la production totale de médicaments homéopathiques. Une aussi exceptionnelle singularité ne peut manquer d'en évoquer une autre, relativement symétrique, celle qui fait de la France le pays où l'on se méfie le plus des vaccins.

Si l'obscurantisme et, de façon bien plus générale, la défiance a priori à l'égard de la recherche scientifique, en France et ailleurs, ont indiscutablement pris de l'ampleur depuis deux décennies, ce phénomène, par définition vieux comme la science, connaît des expressions forts diverses selon les pays, la République laïque accordant par exemple fort peu d'espace aux doctrines créationnistes. Chaque pays, chaque aire culturelle affronte des obstacles particuliers, et l'ennemi, ce n'est pas seulement l’État.

On peut comprendre que la Marche pour les sciences organisée un peu partout le 22 avril prochain ne cite pas d'autre antagoniste. Parler au nom de la science comme idéal, réunir en une même protestation des individus et des entités qui n'ont de commun que la manière dont ils cherchent à établir des preuves, relayer de façon improvisée un mouvement américain brutalement confronté à des enjeux vitaux contraint sans doute à des simplifications abusives, et interdit de mener une réflexion de long terme. Pourtant, si la défiance monte, c'est aussi parce que trop de scientifiques ont abandonné un combat qu'ils considéraient sans doute ne pas avoir à mener, alors même que personne ne le conduira à leur place.
On a déjà décrit les malheurs de l'INRA et la façon piteuse dont a pris fin une de ses dernières, sinon sa dernière, tentative pour planter un végétal transgénique. L'épisode montre bien l'impuissance du scientifique, de sa rationalité, des pauvres armes que lui procurent son légitimisme et son respect des loi, face à une contestation radicale, violente, et, en l'espèce, validée in fine par la justice. Mais un tel épilogue n'est possible que parce que, depuis vingt ans, portée par des activistes, sanctifiée par les media, une légende noire de la recherche scientifique a réussi à s'imposer, elle qui, par une sorte d'inversion du réel, transforme les faussaires en héros d'une vérité occultée, valeureux combattants d'une science alternative qui a trouvé en certains élus de fidèles soutiens et qui, au-delà de cette quasi-innocente manie de l'homéopathie, fait courir un danger majeur à la santé publique.

Alors, manifester, soit. Mais on ne peut se contenter des vagues objectifs auxquels aboutit inéluctablement la recherche du consensus le plus large. La complaisance à l'égard des postures relativistes qui prospèrent dans les sciences humaines participe aussi à l'affaiblissement de la science. Et, à l'image de l'anthropologie, une discipline qui, avec ses objets d'études purement symboliques, se trouve particulièrement exposée aux charlatans et où, en conséquence, les règlements de comptes sont particulièrement sanglants, il faudra bien avoir le courage de définir une limite, au-delà de laquelle on sort du champ scientifique. Le 22 avril, marchons, mais n'en restons pas là.

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