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mototour

, 19:41

En ce moment-même et durant toute la semaine, sur les petites routes tortueuses de nos campagnes, une épreuve connue des seuls amateurs et des habitants du coin se déroule pour la dernière fois. Inauguré dans les années 1970 et alors soutenu par la Prévention Routière et le ministère de la Jeunesse et des Sports, disparu en 1981, relancé en 2003 par Marc Fontan, ancienne gloire des circuits de vitesse et d'endurance, le Moto Tour meurt de nouveau, et rien ne dit qu'il réussisse cette-fois ci à convaincre un prince fortuné de venir le ressusciter. Dans le récent numéro de Moto Magazine, l'organisateur explique les raisons qui le contraignent à l'abandon. Si brève soit-elle, son intervention mérite d'être relatée, tant elle procure un exemple idéal de la manière dont, tranquillement, méthodiquement, avec la plus parfaite bonne conscience, et jusque dans la police des plaisirs, la France d'en haut écrase celle d'en bas.

Principale épreuve d'un championnat encore plus méconnu que les autres épreuves organisées par la FFM, celui des rallyes routiers, le MotoTour se déroule sur une petite dizaine de manches et, démarrant en Alsace pour se terminer dans le Var avec un léger détour par Albi, traverse donc, sur des voies publiques assez rarement interdites à la circulation et où le respect du code de la route s'impose, un paquet de départements, avec obligation de déposer un dossier complet dans chaque préfecture. Mais cette contrainte, connue, publique et uniforme, ne représente que la plus simple expression de l'accumulation toujours croissante de restrictions qui conduisent aujourd'hui Marc Fontan à renoncer. Il en s'explique en ces termes dans Moto Magazine : "Obtenir une homologation, une autorisation de circuler sur certaines routes, avec des motos de compétition, devient impossible. Des associations qui se revendiquent écologistes s'approprient de nouveaux territoires, y compris des routes goudronnées. Sur une étape, nous n'avons pas le droit de passer parce que c'est la période de reproduction d'un animal, sur une autre, parce qu'on passe à 150 mètres de la source d'eau la plus pure de France." Relever un tel défi laisse l'organisateur d'une manifestation à laquelle ne prennent guère part que des amateurs totalement démuni, lui qui ne peut se défendre autrement qu'en protestant vainement de sa bonne volonté, tout en cherchant à amadouer ces puissants dont son sort dépend, et qui ne lui veulent aucun bien. Ce qui, au demeurant, depuis la renaissance de la moto en France au cours des années 1970, témoigne d'une constante.

On trouve aux Archives Nationales, sous la cote 19820387, un versement passionnant. En 1976 Jean-Pierre Soisson, alors ministre de la Jeunesse et des Sports, emporté par l'irrépressible enthousiasme juvénile de l'après mai-68 avait tenté de lancer une politique favorable à la jeunesse, et, pire encore, à la moto. Cet invraisemblable moment d'égarement qui, fort heureusement, ne s'est plus jamais reproduit depuis se traduisit par un certain nombre de mesures concrètes ou, du moins, par quelques tentatives. L'une d'entre-elles visait à mettre en place, à un échelon départemental ou, au minimum, régional, des "centres de pratique motocycliste", sortes de bases de loisirs pour jeunes motards. L'initiative, on s'en doute, fit long feu, et n'en subsiste aujourd'hui que quelques traces, Carole étant sans doute la plus connue. Il n'empêche : des prospections furent lancées à droite à gauche, prospections le plus souvent informelles, et sans caractère public. Immédiatement, pourtant, prévenu par l'on ne sait quel canal, le ban et l'arrière ban de l'entre soi paisible, de l'entre gens de bonne compagnie partit à l'assaut de ce qui, bien souvent, n'était qu'une rumeur.
Conservées aux Archives Nationales trente, quarante, cinquante lettres, d'élus locaux, de représentants de micro-associations de protection d'un tout petit patrimoine, de préservation d'une bande côtière, de présidents de telle ou telle société savante locale, d'habitants ordinaires, remontèrent alors jusqu'au ministère, dénonçant toutes avec la vigueur de l'indignation légitime l'attentat potentiel à leur tranquillité. Ainsi, tel haut fonctionnaire de l’Équipement écrivait, sur papier à en-tête de son ministère, à un préfet pour lui donner ordre de mettre fin aux prétentions d'un motociste désireux d'annexer un champ voisin, au risque de troubler la paisible jouissance de son bien immobilier.

Sans doute autant faute de financements que par peur d'un combat qui s'annonçait bien inégal, l'affaire, le plus souvent, en resta là. L’opposition, depuis, n'a cessé de gagner en puissance. Elle dispose aujourd'hui des vastes ressources de l'énorme cohorte des sales petits flics de l'immobile, ces agents de l'ONF qui traquent jusque devant les tribunaux les agriculteurs qui ont eu le malheur, au guidon de leurs quads, de poser leurs tétines sur les sentiers d'un espace protégé, ces militants surveillant leur village et qui, avec l'application d'un comptable et le zèle d'un tchékiste, notent tout écart à la règle, ces plaideurs dont la seule activité consiste à encombrer les tribunaux administratifs de procédures, saisissant n'importe quel prétexte pour retarder un projet dont ils ont décidé qu'il ne verrait pas le jour.
Au moins ces combattants s'attaquent-ils parfois à forte partie. Il n'en va pas de même avec le MotoTour, typique de ces épreuves sportives peu connues, peu financées, jamais diffusées et qui ne s'adressent en fait qu'à des amateurs, dans tous les sens du terme, moto-clubs, concessionnaires moins commerçants que passionnés, petites structures amicales, et familiales. Dans Les joueurs d'échecs, Satyajit Ray raconte la fin d'un royaume si minuscule que la puissance coloniale britannique avait jusque-là négligé de l'ajouter à son empire ; mais l'exception n'est pas tolérable et, malgré les supplications et le désespoir de son souverain, il doit, à son tour, se soumettre. La défaite de Marc Fontan, son incapacité à combattre le Léviathan, à faire survivre cette petite entreprise de bénévoles relève de la même implacable logique, celle d'une loi que son respect de la règle de droit n'empêche pas d'être celle du plus fort.

servilités

, 19:43

Les épilogues attendus avec le plus d'impatience se révèlent parfois fort décevants. Ainsi en est-il du tout récent jugement rendu le 14 mai dernier par la cour d'appel de Colmar, et qui marque sans doute la fin de l'affaire de l'arrachage des vignes transgéniques de l'INRA. En d'autre temps, cette histoire avait fait un peu de bruit : aussi pouvait-on raisonnablement, deux jours après, espérer lire quelques commentaires éclairés sur la décision de Colmar, qui relaxe les ravageurs sur le motif principal, et les dispense de peine pour des faits secondaires. Or, on ne dispose guère pour le moment que d'une dépêche d'agence, dont il semble que La Croix donne la version la plus complète, assortie de précisions et de commentaires. Pour l'heure, rien d'autre chez l'INRA qu'une sorte de communiqué préalable, assorti d'une déclaration de bonnes intentions. On se voit donc contraint de s'aventurer en terrain inconnu, à discuter de notions dont on ignore tout. Considérons, en somme, tout ce qui suit comme pure fiction.

Ce qui vient de se passer en Alsace, pourtant, est peut-être décisif. Car la situation n'a rien à voir avec cette action gouvernementale de plus visant à interdire la culture du maïs MON810, dont l'Assemblée Nationale a récemment débattu. Bernard Accoyer, dans un tardif et méritoire moment de lucidité, dit bien ce qu'on peut penser d’une manœuvre qui, pour la troisième fois, prohibe une culture autorisée par l'Union Européenne, interdiction qui, pour la troisième fois, sera cassée par le Conseil d’État. D'ici là, la saison des semis sera passée, et le gouvernement aura gagné un an : ici comme ailleurs, c'est tout ce qui l'intéresse.
Colmar, c'est différent. Certes, il était déjà arrivé en première instance que la justice, pour innocenter les vandales, fasse appel à des arguments un peu baroques, mais qui n'avaient pas tenu en appel. Ici, déjà, on est en appel. Et la Cour, dans un monumental coup de bonneteau, déclare la victime coupable, et métamorphose les coupables en innocents. En décrétant illégal l'essai transgénique de l'INRA, elle rejette les arrachages de vigne dans une dimension parallèle, et, considérant que les coupeurs n'ont rien détruit d'autre que des plans virtuels, les innocente, puisque ce qu'ils ont arraché n'aurait jamais dû exister. Ne reste plus alors que ce délit secondaire de violation de domicile ; la Cour, magnanime et qui, qui après un tel effort, n'est plus à ça près, les dispense de peine. Alors, les lumières de notre bon maître brillant par leur absence, on va essayer de deviner, avec l'aide de la seule logique, ce qui se cache derrière cette "erreur manifeste d'appréciation" reprochée à l'INRA.

On ne peut douter qu'un institut aussi sérieux et expérimenté que l'INRA, avant de se risquer au grand jour, n'ait entouré sa démarche de toutes les précautions possibles. Les chercheurs en sciences dures, malgré, souvent, une assez grande naïveté politique et sociale, n'ayant pas la réputation d'être des imbéciles, on imagine que, instruits par l'expérience, ils ne se sont pas contentés de respecter le droit, et d'entourer leur parcelle de barbelés : comme le rappelle l'entretien alors donné aux Échos par la directrice de l'institut, ils ont en effet pris toutes les garanties, juridiques, politiques, sociales, envisageables. Comment, en dépit d'un tel luxe de précautions, peut-on malgré tout déclarer leur essai illégal ?
La Cour invoque une "erreur manifeste d'appréciation des risques" de l'expérimentation. Mais qui, en analysant les faits, peut conclure à une telle erreur ? En général, un tribunal a ici recours à une expertise ; or, en l'espèce, celle-ci ne peut être apportée que par les scientifiques responsables de l’expérience, par les plaignants en somme, puisque personne n'est plus qualifié qu'eux pour juger du danger éventuel de leurs pratiques. Et puisque l'on n'a pas affaire à des savants fous, on peut raisonnablement penser qu’ils ont pris toutes les précautions nécessaires. En les considérant comme insuffisantes, la Cour ne se déclare pas seulement plus compétente qu'eux pour décréter ce qui est danger et ce qui ne l'est pas : bien au-delà de la seule transgénèse, elle condamne toute science qui s'aventurerait dans, pour reprendre ses termes, un "espace non confiné".

Dans Agir dans un monde incertain, un livre que ses auteurs qualifient assez lâchement d'essai, Michel Callon, Pierre Lascoumes et Yannick Barthe délimitent une frontière entre la bonne science, la "science de plein air", celle qui n'a rien à cacher et que tout le monde peut comprendre, approcher et pratiquer, l'astronomie, l'entomologie, la botanique, et la mauvaise, cette "science confinée", qui dissimule ses lourds appareillages et ses processus obscurs et menaçants derrière les portes closes de ses laboratoires. Pour cette dernière, pas de salut en dehors du contrôle citoyen de ces activités dangereuses : inutile d'ajouter que, pour encadrer cette science citoyenne, personne ne serait plus qualifié qu'un sociologue. L'INRA, en effet, est bien sorti de ses laboratoires pour essayer ses découvertes. Sauf à décider qu'on ne fera plus, désormais, de recherches que pour l'amour de la science, un moment vient fatalement où il faut en passer par là. Respectant les préconisations des Callon, Lascoumes, et Barthes, elle a soumis son essai au contrôle d'un comité citoyen. Cela n'a pas suffi à éviter sa destruction, cela n'a pas empêché la justice de le décréter illégal.
Aussi la décision de la Cour d'appel de Colmar a-t-elle une portée ontologique. En décidant qu'aucune précaution, de quelque type que ce soit, ne sera jamais suffisante dès lors que l'on s'aventure dans l'inconnu, elle n'a pas seulement livré toute forme de recherche scientifique à la plus totale insécurité juridique : elle vient, au fond, d'interdire ce genre de science qui prend le risque de découvrir des choses nouvelles.

µg

, 19:05

L'intérêt politique des politiques publiques tient à la façon dont le caractère supposé rationnel des policies, chargées de résoudre un problème public et appuyées sur des données objectivables, disparaît aujourd'hui totalement sous le masque des politics, lorsque les élus et leurs agendas, le gouvernement et sa haute fonction publique réduisent ces questions à l'état d'auxiliaires électoraux. Née avec l'écologie gouvernementale de gauche, la politique de l'air compte au nombre des plus viciées par cette composante parasite. À ce titre, elle mérite d'être analysée à la lumière d'un document récent et remarquablement instructif malgré sa brièveté, qui offre le bonus appréciable d'une assez saignante comparaison européenne.

Ce récapitulatif des données relatives à la qualité de l'air en Europe pour l'année 2011, que le ministère chargé de la question a récemment publié, a comme première propriété que son contenu factuel dément très largement et la présentation alarmiste qui en est faite, et les commentaires qui l'accompagnent. À deux exceptions près, la situation française se montre en effet tout à fait satisfaisante. Car si l'ozone pose parfois problème, surtout autour de Marseille et de Lyon, les seuils horaires en matière d'oxydes d'azote ne sont dépassés que dans 2 % des cas, tandis que le dioxyde de souffre, le monoxyde de carbone et le benzène ont, simplement, disparu. Rien de déshonorant ne ressort par ailleurs des comparaisons internationales puisque, tous polluants confondus, les dépassements de seuils concernent moins de 5 % des points de mesure, au même niveau que l'Allemagne, ou la Suède.
Ne reste donc en lice que le principal accusé et bouc émissaire routinier, les particules. Pourtant, même là, on cherche, sinon le problème, du moins le scandale, en vain. Si 20 % des stations françaises observent des dépassements du seuil journalier d'émissions de particules 10 µm, ce résultat reste un des meilleurs en Europe, n'étant guère surpassé qu'au Royaume-Uni, en Espagne, aux Pays-Bas et au Danemark : sans doute, pour partie, ce qui se perd sur le diesel se regagne sur le charbon. Les amateurs de corrélations hasardeuses s'empresseront de remarquer que ces pays sont aussi les champions de l'éolien ; les esprits plus lucides se contenteront de noter que ces deux faits on une origine commune, le régime des vents.
Là se trouve un premier écueil, classique, de l'uniformisation européenne : le principal facteur explicatif de la pollution de l'air dans la vieille Europe ne relève plus aujourd'hui de l'activité humaine, de la préférence pour le charbon ou le diesel, mais de la situation géographique et de l'exposition aux vents dominants d'ouest. L'Espagne, de ce seul fait, se place ainsi bien mieux qu'une Italie qui concentre les malheurs dans la vallée du Pô. Mais pour faire disparaître cette inégalité, on n'a jamais trouvé d'autre moyen que de l'ignorer.

Comment expliquer, alors, une telle dissonance entre une situation qui semble plutôt bonne et ne cesse de s'améliorer, et les rapports cataclysmiques qui s’accumulent, promettant les pires sanctions à une France négligente et empoisonnée par son maudit diesel ? Le rôle des propriétaires du problème, l'OMS, les autorités sanitaires en général qui ne cessent, de leur propre autorité, de réviser les seuils à la baisse tout en désignant de nouveaux coupables ne doit pas être sous-estimé. Mais l'explication principale réside plutôt dans la soumission du système statistique à l'agenda politique : comme d'habitude, le diable se glisse dans les détails, même s'ils figurent ici sur la première page. Pour qu'un pays atteigne un seuil critique sur un polluant donné, il suffit en effet d'une seule mesure, dans une seule station de contrôle. En France, en 2011, pour les oxydes d'azotes, celles-ci étaient au nombre de 418, ce qui permet d'apprécier la robustesse statistique d'un raisonnement qui considère le verre comme plein alors qu'il n'est rempli qu'à 3 %. Et les problèmes méthodologiques, typiques de l'instrumentalisation statistique, donc politique, d'un réseau de mesures qui n'a absolument pas été conçu pour ça, et ignore notamment les critères de représentativité des populations surveillées, ne s'arrêtent pas là.
Il suffit par exemple de se rendre chez Airparif pour constater que, à Paris, les deux stations les plus déviantes sont implantées sur le périphérique, porte d'Auteuil et porte Dorée. À la lisière du trafic elle ne mesurent donc pas les particules dans l'air que respirent les parisiennes et les parisiens, mais bien dans celui des seuls usagers du boulevard. Les plus exposés sans doute, mais qui ne le sont que pour des durées plus ou moins brèves. Pollueurs en majorité, ils ne souffrent par ailleurs que des conséquences des choix qu'ils opèrent pour se déplacer : pour une fois, les externalités leur retombent dessus.

Les victimes, en d'autres termes, ceux qui se déplacent sans émettre de particules, appartiennent à une catégorie qui n'a jamais réussi à retenir l'attention des autorités de la capitale, les utilisateurs de deux-roues motorisés. Ailleurs, à Madrid, malgré de rudes conditions atmosphériques estivales qui expliquent les pics d'ozone en juin et juillet, la bonne qualité de l'air dépend aussi d'une politique ouvertement favorable aux deux-roues motorisés, et qui ignore la préférence pour le diesel.
La France n'ayant pas suivi le même chemin, Paris ayant de longue date récusé la solution madrilène, le politique en est réduit à son mode d'action favori, les faux-semblants. Après l'épisode mort-né des ZAPA, ces zones interdites aux véhicules individuels passé un certain âge, après la réduction de 10 km/h de la vitesse maximale espérée sur le périphérique, voilà donc la pantalonnade de la circulation alternée, prototype de l'annonce médiatique seulement destinée à faire taire les clameurs, ici, mais aussi à Bruxelles, en répondant à la situation exceptionnelle de ces six jours d'alerte hivernale par une décision inapplicable et dont ceux qui la présentent espèrent bien, ce que les données confirment, qu'elle n'aura jamais à être appliquée. Car malgré tout, les chiffres sont têtus, et Airparif les diffuse : en 2013, la seule alerte recoupe les six jours de cette anomalie hivernale. En cumulant les seuils d'information du public et d'alerte, on arrive à 36 journées à problèmes : une pour les oxydes d'azote, deux pour l'ozone, et 33 pour les particules.

cartoons

, 19:41

Quand l'évolution technologique, incontrôlable et irrépressible, a brisé une très vieille barrière, celle du spectre des fréquences hertziennes qui à la fois limitait drastiquement la quantité de canaux de télévision et rendait leur régulation publique inévitable, le pouvoir politique a perdu la meilleure justification à cette politique malthusienne qui lui a toujours permis d'entraver efficacement le développement de la télévision en France. En inventant la TNT pour meubler les fréquences libérées par la technique, les autorités ont eu l'occasion d'endosser un beau rôle à bon compte, celui de l'élargissement d'une offre essentiellement caractérisée par son uniformité. La suite de l'histoire a montré qu'elles ne prenaient ainsi guère de risque puisque, très vite, l'habituelle concentration capitaliste a permis de consolider la puissance des acteurs dominants. La TNT s'est ainsi transformée en marché secondaire pour les grands groupes multimedia, celui où ils testent des nouveautés, rentabilisent leur catalogue, et placent les inédits qui, faute par exemple d'une sortie cinématographique, doivent se contenter de diffuseurs de second rang.
À ce titre, la segmentation des longs métrages d'animation, ce genre autrefois violemment partagé entre productions Disney et produits d'artisans mais qui, lui aussi, a connu une révolution technologique avec l'arrivée des ordinateurs et la multiplication des studios et des films, fournit une image pertinente de la fonction de chaque acteur. Ainsi les grosses machines, Shrek, Toy Story, nourrissent la séance familiale du dimanche soir sur les vieilles chaînes, tandis qu'Arte s'est réservé le monopole de la diffusion d'Hayao Miyazaki. Mais l'accroissement de l'offre laisse sur les étagères une quantité significative de longs métrages, lesquels vont principalement se retrouver sur Gulli, cette filiale de Lagardère dont on ne doit pas sous-estimer l'intérêt, bien qu'elle soit destinée à un très jeune public et que son site web fasse tout spécialement mal aux yeux.

Gulli, ces temps-ci, diffuse Chasseurs de dragons, long-métrage français produit par Futurikon et dérivé d'une série télévisée, qui constitue un objet d'étude tout à fait pertinent, et plus encore si, cédant à une propension maladive, on le compare à un autre inédit de Gulli, Flushed Away. Certes, compte tenu de la disproportion de leurs budgets, une telle façon de raisonner se montre particulièrement injuste. Car dans Chasseurs de dragons, le souci d'économie perce sans cesse, dans le nombre très réduit de personnages, puisque les trois héros ne se trouvent guère confrontés qu'à une dizaine de compagnons et d'antagonistes, dans les espaces indéfinis d'une histoire linéaire, occasion de toujours réutiliser les mêmes textures, mais aussi, paradoxalement, dans la vigueur de ces mouvements de caméra désormais devenus virtuels. Car, avec cette nouvelle technique, un signal a disparu, celui de la pauvreté de l'illusion de mouvement qui dépend désormais d'une puissance de calcul abondamment disponible, et pas du travail de ces petites mains chargées de faire bouger des trucs douze fois par seconde. Grand uniformisateur, l'ordinateur, là aussi, met pauvres et riches à égalité.
Pourtant, quelque chose de très accessible manque à Chasseurs de dragons, les idées. Avec son scénario qui tient en un paragraphe, avec ses personnages stéréotypés, la petite fille fragile et rebelle, le géant au cœur sensible, le petit arnaqueur finalement pas si mauvais, et son unique et bien modeste idée de scénario, la façon dont succombe le boss de fin de niveau, il fait preuve d'une pauvreté que la modestie de ses financements ne saurait à elle seule justifier, quand bien même une plus grande richesse, d'ambiance ou de personnages, a elle aussi son coût.

Dix fois plus onéreux Flushed Away, coproduction entre le britannique Aardmann qui abandonne pour l'occasion cette technique de la pâte à modeler qui a fait sa réputation et l'américain DreamWorks, producteur de Shrek, ne relève assurément pas de la même catégorie, mais dépend d'autres choix, et prend ce que le français ignore, un risque. En abandonnant le fait-maison, les gens d'Aardmann n'ont renoncé ni à leur esthétique, ni à leur inventivité, ni même à cette métaphore sociale qui aborde parfois des rivages douteux, comme lorsque, en bons britanniques défenseurs des animaux, les auteurs de Chicken Run tracent un inacceptable parallèle entre élevage industriel et camps de concentration nazis. Flushed Away, qui met en scène un rat des beaux quartiers, animal domestique brutalement expulsé de sa cage dorée pour se retrouver dans les égouts, forcé de rejoindre une société souterraine de rongeurs fort bien organisée, et de composer avec elle pour tenter de retrouver son paradis bourgeois, tisse la même trame anthropomorphique, et déborde d'inventions, d'inattendu, et de plaisirs convenus, comme avec l'entrée en scène du méchant, une grenouille forcément, avec son accent inimitable, française.
L'animation, ce royaume des gens qui inventent, chacun dans son petit studio bricolé, des mondes entiers avec rien, des ombres, des épingles, des bouts de carton découpés, a connu avec l'arrivée de l'informatique une révolution qui unifie les procédés, lisse les apparences, mais ne modifie en rien les contenus, et leur nécessité. Flushed Away, évidemment, coûte cher et oblige à faire un pari, perdu en l'occurrence puisque le film n'a pu être rentabilisé par sa sortie en salles. Chasseurs de dragons, à l'opposé, existe par la seule vertu de son financement public, direct avec des véhicules d'investissement appropriés, indirect grâce aux obligations de production des chaînes. Profitant, comme tant d'autres, d'un confortable abri public, et plutôt que de prendre un risque, il va se contenter d'ajuster ses modestes ambitions à la hauteur de son petit budget, montrant une fois de plus à quel point l’État omniprésent, sans même en avoir l'intention, va déterminer les choix des acteurs les plus divers, les plus modestes, les plus éloignés de ses préoccupations, ceux qu'on imagine à tort les moins dépendants de lui.

soumises

, 19:25

Existe-t-il situation plus tragique que d'arriver sur son lieu de villégiature pour découvrir que l'âge et les vibrations ont eu raison de son vieux portable, et qui plus est un quinze août, lorsque les camions chargés de livrer un remplaçant commandé dans l'urgence sont condamnés à un repos forcé ? Du coup, on doit assumer un léger retard dans ses publications, et traiter d'un sujet provisoirement sorti de l'actualité, les réactions à ce document de travail du Haut Conseil à l'Intégration dont Le Monde, maître de l'euphémisme, prétend s'être procuré une copie. On trouve là l'occasion d'une petite étude de cas qui permettra de voir d'un peu plus près le rôle cardinal que joue la presse dans cette fameuse construction sociale de la réalité sociale, occasion à laquelle il serait bien dommage de renoncer. Mais pour commencer, à revers de la chronologie, on va s'intéresser à la manière dont deux universitaires, concernés en tant que tels par ces histoires, Jean No et David Monniaux, on traité la question, démontrant par là-même combien ils souffrent du handicap rédhibitoire de ne pas être sociologues.

L'un comme l'autre réagissent en fonction de leur situation professionnelle ; tout deux reprennent à leur compte le raisonnement typique de la lâcheté socialo-jospinienne sur le mode duquel cette question a toujours été traitée en France, et qui transforme ce voile, signe de soumission, en affirmation de liberté religieuse, tout en l'adaptant aux propriétés d'une université qui s'adresse à des adultes venant du monde entier, et qui se doit donc de les accueillir tels quels. Seul Jean-No se risque sur le terrain d'une bien maigre explication sociale : pour des dominés, descendants d'anciens colonisés à la culture par définition très éloignée de la tradition française, l'exhibition de leur religiosité constitue une façon d'inverser les stigmates qui les frappent. Il suffit pourtant de traîner un peu dans les couloirs d'une université que l'on connaît bien, puisqu'on fréquente la même, pour constater que les individus concernés a priori, les jeunes filles que l'on peut supposer nées de parents musulmans, dans leur écrasante majorité, se passent très bien d'une telle affirmation. Fort probablement, elles viennent à l'université, entre autres, pour échapper au destin de bonne-épouse-bonne-mère-craignant-dieu auquel certains seraient ravis de les réduire, et n'ont donc nul besoin de cette confirmation visible d'un statut qu'elles récusent.
Mais surtout, leur analyse qui reste pure spéculation, puisqu'elle ne fait que décrire leur réaction à une contrainte pour l'heure fictive, néglige totalement l'enchaînement des faits, et fait comme si le HCI avait proposé au gouvernement d'interdire aux étudiantes voilées l'accès à l'université. Bien sûr, telle est bien la manière dont les titres de la presse présentent cette question ; mais on voit mal comment se contenter d'une telle approche, puisqu'elle suppose que les membres du Conseil, grands spécialistes de la marche sur des œufs, ignorent tout de la technique pour faire les omelettes.

Il font donc aller un peu au-delà des titres pour comprendre ce qui a pu se passer. Inutile de parcourir le site du HCI, puisque le document à l'origine du scandale, n'étant pas public, ne s'y trouve pas. On se contentera donc des articles du Monde ou du Figaro, en lisant un peu plus que le premier paragraphe. On notera au passage que le Monde ne conçoit de musulmanes que voilées, ce qui constitue un magnifique exemple d'authentique islamophobie, avant de se rendre vite compte du véritable objectif du HCI. Le Conseil réagit en effet à l'activisme d'entrepreneurs de morale dont il a eu connaissance, comme celui dont Catherine Kintzler donne quelques exemples, activisme par lequel des groupe de nature diverse, mais dont les croyances s'opposent frontalement au rationalisme universitaire, groupes très spécifiques et aux bien maigres effectifs, cherchent à imposer à l'ensemble de la société, et à l'université d'abord, une exception qui leur donnerait le droit ne se conformer qu'à leurs propres règles, et pas à celles qui régissent la communauté des citoyens.
Si leurs objectifs et leurs répertoires d'action sont similaires, ces groupes restent fort divers, et n'entrent pas tous dans le champ couvert par le Conseil. Tel est le cas, par exemple, de la stratégie de domination de moins en moins cachée de l'envahissante secte des végétariens : celle-ci cherche d'abord à faire prendre en compte ses désirs particuliers par la collectivité, et aux frais de celle-ci, avant de promouvoir son mode de vie grâce aux canaux habituels de la pensée alternative, au hasard, Arte, puis de franchir le pas d'une première contrainte dans un domaine dépendant de l'action publique. Il ne lui restera alors plus qu'à étendre l'expérience, et à la transformer en prescription, avant, pour finir, de réécrire la préhistoire en affirmant que l'homme n'a jamais été carnivore.

Comme toujours, le véritable intérêt de l'affaire est ailleurs. Celle-ci montre d'abord combien les vieilles manœuvres hypocrites de la presse, elle qui commence par dévoiler le contenu d'un document en passant sous silence le fait qu'elle devient ainsi le relais servile des intérêts du divulgateur, avant de faire ses gros titres sur le paragraphe le plus vendeur du document en question, au mépris de son sens comme de son contenu, marchent toujours, puisque même des universitaires acceptent de s'y laisser prendre. Elle témoigne aussi, au sein du Conseil, des tensions qui entourent cette question de la laïcité, dont il est pourtant déjà déchargé au profit d'un nouvel organisme. Alors, on peut avancer une hypothèse : si, comme certains le supposent, cet observatoire de plus choisit la facilité d'une politique munichoise, la divulgation de ce rapport tient peut-être du baroud d'honneur, et de la pilule empoisonnée : face à toutes les menaces qui pèsent sur sa raison d'être, d'aucuns ont pu juger qu'un organisme chargé d'harmoniser les relations entre des groupes sociaux très hétérogènes et parfois pourvus d'extrémistes bien déterminés à faire échouer cette mission ne pouvait se rendre sans avoir combattu.

soumiscience

, 19:20

Si les coïncidences ne font pas les causalités, elles fournissent du moins l'occasion de comparer et d'analyser des événements dont la simultanéité ne constitue pas le seul point commun. Aussi, lorsque les représentants éminents de trois disciplines scientifiques - la médecine, la biologie, la sociologie - s'en prennent publiquement, chacune pour son compte et dans un registre distinct, au pouvoir politique, leurs mises en garde méritent qu'on s'y attarde. Et la situation devient hautement intéressante lorsque l'on se rend compte que leur contestation s'écarte des habituelles jérémiades corporatistes s'attaquant à tel ou tel aspect de la xième loi de réforme de l'enseignement supérieur, pour porter sur des questions autrement plus fondamentales.

À vrai dire, le premier élément concerne moins la science que l'autorité de l'expert, et semble au premier abord fort banal. Au prétexte de la reconversion de l'hôpital le plus vétuste de Paris, un conflit surgit entre la direction de l'assistance publique et la CGT, menée par un urgentiste, cette spécialité devenue, depuis 2003, propriété des héros populaires luttant pour le bien public contre la logique comptable, et des coqs du village hospitalier. La réaction du responsable médical de l'assistance publique tranche, par contre, sur les usages en la matière. Enfermant l'urgentiste dans son piège, celui de la sécurité des patients, Loïc Capron s'en prend directement à son ministre de tutelle, laquelle a prudemment reporté la fermeture de l'hôpital au delà de la date fatidique, celle des municipales de 2014. La virulence des propos du professeur, la sécheresse de son refus des petits arrangements coutumiers, le choix de donner à son différent à la fois une large publicité, et une évidente radicalité, en disent sans doute assez long sur une certaine forme d'exaspération, celle qui touche aujourd'hui les élites techniques et scientifiques et les conduit à s'opposer directement à un pouvoir politique pourtant légitimé par l'élection.

Le feuilleton du MON810 représente par contre un modèle de l’interaction entre science et politique, telle qu'elle se joue de nos jours. On avait abandonné l'épisode précédent au moment où le pouvoir d'hier avait justifié le maintien de son interdiction de la culture du maïs Monsanto par l'apparition aussi soudaine qu'inespérée de preuves définitives quant à sa toxicité. Marcel Kuntz et ses commentateurs ont tenté de découvrir qui avait bien pu élaborer les preuves en question, et comment, et ils livrent des pistes intéressantes, puisqu'ils concluent à un détournement aussi savant que méticuleux de rapports officiels, ainsi qu'à une sélection toute personnelle des seules sources bibliographiques allant dans le sens de l'auteur. Le travail, en d'autres termes, d'un militant compétent, en tant que tel et en tant que scientifique, apte à falsifier subtilement des preuves et à tromper tout le monde, sauf des scientifiques disposant de compétences analogues. Évidemment, le Conseil d’État ne s'est pas fait avoir non plus, et rend un arrêt brutal, sa manière à lui de montrer son exaspération. En affirmant qu'il n'en tiendra aucun compte, le pouvoir d'aujourd'hui se range à l'idéologie d'hier et démontre sa récurrente tendance à toujours se croire sous l'ancien régime, puisqu'il confond exécutif et judiciaire. L'arrêt provoque évidemment un accès de fureur écologiste, toujours aussi convaincante lorsqu'elle feint d'ignorer ce que tout le monde sait qu’elle sait très bien. Mais tout seul dans son coin le lobby scientifique OGM lui aussi contre-attaque.
Et il choisit pour ce faire le meilleur moyen de rester inaudible : la lettre ouverte, la dénonciation publique qui vient après tellement d'autres mais qui, simplement publiée sur un blog, n'est pas tant intéressante pour les effets qu'elle n'aura de toute façon pas. Car ces vrais scientifiques tellement années 1970, et qui, à en juger par la quantité d'honoraires et d'émérites figurant dans les signataires de l'appel, le sont sans doute pour de bon, ne sont toujours pas sortis de la pratique si vieux CNRS de l'étalage des titres, du canal pétitionnaire habituel, et de la seule légitimité scientifique. Leur démarche, tout comme la façon dont elle est formulée, donnent une des clés de leur perte d'influence, eux qui ne s'abaissent sans doute pas à fréquenter les bons cercles, et à arpenter les bons couloirs.

Formé à la seconde école de Chicago, le sociologue ne peut évidemment laisser de côté un troisième appel au public, paru dans Libération sous le patronage d'Howard Becker, ce pourquoi il a autrement plus de chances d'être entendu qu'une pétition de biologistes. Assez œcuménique et surchargé de signataires de premier plan, mais pas tous jeunes non plus, ce texte, sans conteste le plus important des trois, vaut comme une déclaration de guerre aux entrepreneurs de morale et au lobby hygiéniste, engagés dans un contrôle, qui se montre de plus en plus étroit et de moins en moins discernable du totalitarisme, du citoyen, de ses habitudes et de ses comportements et, par contrecoup, aux politiques publiques qu'ils élaborent, et que l’État applique.
Jusqu'à présent cette science soumise, qui abandonne les impératifs qui la définissent pour s'effacer devant ceux du politique, existait à la marge, grâce au détournement de méthodologies rigoureuses, les sondages en particulier, ou avec l’apparition récente et conflictuelle de disciplines qui s'exercent dans des conditions particulières et revendiquent une autonomie que beaucoup leur contestent, la criminologie ou l'accidentologie, dont Joseph Gusfield disait que cette science supposée fournissait ses justifications aux politiques publiques. Les prétentions des hygiénistes que dénonce la vieille bande des sociologues se placent dans un tel cadre, tiré pour l'essentiel des pratiques de contrôle des populations inventées au XIXème siècle. Plus résistante, la science dure devait faire avec son lot de faussaires et de tricheurs : mais elle voit désormais réapparaître une science de militants, science de cour et de courtisans qui prospère dans les replis du pouvoir et avec l'appui des media grand public. En prenant ceux-ci à témoin pour exprimer avec virulence un mécontentement qui s'en prend directement à l'instrumentalisation politique de la connaissance, à ceux qui la produisent, à ceux qui en profitent, ces universitaires qui mènent un combat dans lequel on a peu l'habitude de les voir entendent, à l’évidence, rappeler que la République n'est rien sans savants.

impasse

, 19:23

On militerait volontiers pour une reconnaissance officielle de l'intérêt public des blogs, quels qu'ils soient, tant il devient de plus en plus inévitable de compter sur eux, donc en priorité sur soi-même, pour faire à sa place la travail que la presse juge inutile de faire. La récente clôture du débat déjà oublié consacré à la politique énergétique offre ainsi l'occasion d'une petite note qui illustrera à quoi, aujourd'hui encore, peuvent bien servir les blogs. Cette laborieuse négociation, comme le rappelle le site web qui lui est consacré, devait suivre une feuille de route simple, et classique : chercher comment réduire les émissions de gaz à effet de serre et la dépendance énergétique, améliorer la compétitivité et créer des emplois, et, enfin, maîtriser le prix de l'énergie. Et si l'AFP analyse bien en ces termes les résultats de la concertation, et les oppositions irréductibles que, sans surprise, elle met au jour, personne pour rappeler, comme d'autres l'ont fait depuis longtemps que, compte tenu de la situation si particulière de la France, le meilleur moyen de remplir ces objectifs consiste à poursuivre telle quelle la politique inaugurée dans les années 1970. On notera au passage que, dans l'après 1973, la sécurité d'approvisionnement compta au nombre des raisons qui conduisirent au choix de l'électronucléaire, et que, avec des sources d'énergies à la production imprévisible, cette sécurité serait nécessairement dégradée puisque, avec elles, augmentera la dépendance aux combustibles fossiles importés.
Pour confirmer cette évidence, une publication du Ministère suffit. Ce document, simple, détaillé, bien illustré même si ses concepteurs n'ont pas appris à reproduire correctement une carte, montre en particulier à quel point l'objet essentiel du débat, la génération de dioxyde de carbone par les centrales électriques, a chuté en France à partir de 1980. Le web fournit par ailleurs, comme par exemple avec le site de l'EIA, des statistiques précises sur le facteur qui compte, les émissions par habitant. Avec 5,733 tonnes par tête en 2011, la France fait ainsi, à égalité avec la Suède, seulement dépassée par la Suisse, partie du trio des plus économes parmi les pays européens les plus développés. Par charité, on taira le bilan désastreux de l'Allemagne, avec ses centrales au lignite : mais même le vertueux Danemark et ses champs éoliens, démontrant par l'absurde à quel point ceux-ci ne résolvent rien, fait, avec 8,439 tonnes, très nettement moins bien. Mais établir la géographie d'un gaz qui ignore les frontières et colonise la haute atmosphère implique d'utiliser une échelle plus large, et de tenir compte de la chronologie. En 1990, un Français émettait 6,312 tonnes de dioxyde de carbone, un Chinois 1,896 ; aujourd'hui, ils génèrent respectivement 5,733 tonnes, et 6,520, et rien pour l'instant ne contredit la tendance. Alors, à moins d'atomiser la Chine en recouvrant son territoire de centrales électronucléaires, ce débat national reste purement futile, puisque tout ce qui serait gagné dans un des pays les plus exemplaires du monde développé en matière d’émissions de GES sera de toute façon dépensé par des passagers clandestins vingt fois plus nombreux, dont le nombre croît à mesure du développement de l'Asie, et maintenant de l'Afrique, et qui disposent de l'avantage supplémentaire de ne s'être engagés à rien.

Transformer la solution en problème et récuser les bonnes manières de poser celui-ci vide donc le débat de tout contenu factuel : en conséquence, seul compte son importance symbolique, qui en fait un parfait exemple de la politique publique en action telle qu’elle s'exerce aujourd’hui ou, plus précisément, de la performance scénique ennuyeuse et convenue à laquelle celle-ci se limite désormais, et de la façon dont en rend compte la presse grand public.
Côté politique, on retrouve sans surprise les deux dimensions auxquelles se réduit désormais l'action de l’État, le catalogue, et le plan. Le catalogue, obligatoirement long et diversifié, où l'on entremêlera avec élégance mesures utiles mais pas financées, comme la rénovation des bâtiments, et mécanismes routiniers, qui prévoient des sacrifices supplémentaires au totem éolien, le plan, qui explose tout les délais connus puisque l'avenir avec lequel il prend rendez-vous n'arrivera pas avant 2050. Quant à la presse, pour qui, au fond, tout cela était organisé, elle reprendra, unanime et fidèle au camp qu'elle a choisi depuis longtemps, la stigmatisation du grand méchant MEDEF. Ici, on se doit de signaler la magnifique performance du porte-parole de France Nature Environnement, interrogé sur France 3 par un comparse qui, bizarrement, se présentait pourtant comme journaliste. On passera sur l'assimilation entre modes de production intermittents et centrales électriques classiques, coup habituel qui élimine la question du facteur de charge, pour retenir la façon dont le porte-parole balaye l'argument patronal, la perte de compétitivité induite par la hausse des prix de l'électricité, en prenant l’exemple de l'industrie allemande, supposée supporter sans broncher des coûts bien supérieurs. Sauf que l'industrie allemande ne profite pas seulement, comme la française, de tarifs préférentiels ; elle a droit à une foule d'exonérations, dans ce pays où le consentement des gros consommateurs industriels a été acheté par des mesures qui pèsent sur la population. Alors, si vous cherchez un beau parleur capable de mentir comme un chirurgien esthétique avec l’aplomb d'un ministre du Budget s'exprimant devant l'Assemblée, France Nature Environnement a ce qu'il vous faut.
En fait, l'enseignement de ces mois de procédures tient tout entier dans la radicalisation de l'affrontement entre ceux qui veulent à tout prix leur musée vivant recouvrant l'ensemble du territoire national, et ceux qui cherchent encore à préserver les quelques investissements qui, pour leur malheur, s'y trouvent toujours. Aussi, alors que certains, comme l'INRA, ont lâchement cédé face à la pression de l'action illégale, et définitivement renoncé, il faut saluer la résistance du MEDEF. Voilà le syndicat patronal, gardien de ses seuls intérêts et plutôt amateur de compromis discrets, contraint, face à la défaillance de l’État, de monter en première ligne. Face au radicalisme des entreprises de morale qui ne sauraient accepter le moindre compromis, il fallait bien que, un jour, se dresse un acteur de la société civile : il est plutôt surprenant, et passablement ironique, de voir le MEDEF endosser ce costume, et devenir, en quelque sorte, le dernier défenseur de l'intérêt général.

strike

, 19:29

Si l'on en croit Les Échos du jour, le dénouement tant attendu de l'interminable mélodrame qui met en scène les prêts toxiques contractés par les collectivités locales approche. Prenant, comme souvent, la forme d'un compromis discret, la conclusion de ces années de disputes, contrastant avec les admirables envolées lyriques de ces maires et présidents de conseils généraux qui, plus champignaciens que jamais, se représentaient en malheureuses victimes de la perversité sans fin de la finance honteuse et défendaient en conséquence leur droit inaliénable à ne rien comprendre aux contrats qu'ils signent, déçoit un peu. Heureusement, l'Assemblée Nationale est là  ; et bien que son débat du 5 juin dernier n'offrira guère de quoi satisfaire l'amateur d'éloquence parlementaire, il permettra au moins, en quelques lignes, de voir s'affronter deux versions de l'affaire, chacune expliquant à sa façon les causes du problème, et la manière de le résoudre. Mais, bien évidemment, on dispose de suffisamment d'éléments pour tenter d'en imaginer une troisième.

Gilles Carrez, président de la commission des finances et député UMP, présentait donc en ce 5 juin, au nom du droit à être responsable de ses actes et à en assumer les conséquences, un amendement s'opposant à l'article 11 ter de la loi sur la régulation des activités bancaires, article quil interdit certaines formes d'emprunt aux collectivités locales. Gilles Carrez ne manque pas de panache : car son amendement s'en prend ainsi directement à celui qui, par exception, ne préside pas la séance, le grand pourfendeur de la rapacité bancaire, le chevalier blanc combattant la finance obscure, Claude Bartolone.
Celui qui était alors président du Conseil général de Seine Saint-Denis, ce département qui encaisse encore plus de malheurs qu'une héroïne de Charles Perrault, est entré en campagne en 2008 contre ces prêts structurés souscris auprès de l'établissement de référence des collectivités locales, le Crédit local de France, connu depuis 1996 sous le nom de Dexia. Un esprit rationnel se demandera sûrement pourquoi diable avoir choisi ce mode de financement, alors que son taux, variable et dépendant d'un calcul complexe appuyé sur le cours du Franc suisse, va nécessairement évoluer alors même que l'on ignore tout et du sens de cette évolution, et plus encore de son ampleur. La réponse, fort simple, réside dans une autre caractéristique de ces contrats puisque, au départ, leur taux est fixe, et inférieur à celui du marché. Personne n'ignore, depuis La Fontaine, qu'une si singulière générosité cache souvent d'inavouables dessins, et que ces prêts que tant de collectivités locales ont souscrit avec enthousiasme tiennent, fort probablement, de ce que le sens commun qualifie d’attrape-nigaud. Mais malheureusement pour le prêteur, son piège a trop bien fonctionné.
Car si Dexia avait pu prévoir que l'application de la formule permettant de calculer ces taux lui serait aussi favorable, elle en aurait sûrement employé une autre : hélas, la montée inexorable du franc suisse a mécaniquement entraîné les taux dans des zones qui conduisent l'emprunteur à la ruine donc, compte tenu de la nature de celui-ci, à des réactions à la fois brutales, et complaisamment exposées en public. L'indignation, quand bien même elle trouverait en ces établissements bancaires déjà chargés de tous les péchés imaginables une cible d'autant plus facile que le tribunal de l'opinion les a déjà condamnés aux enfers, ne constituant pas un argument juridique d'une solidité suffisante, le recours présenté par la Seine Saint-Denis devant le tribunal de Nanterre sera, en février dernier et malgré les triomphales affirmations du contraire, rejeté. Malgré tout, une erreur vénielle, l'oubli d'une mention obligatoire dans les fax échangés pour confirmer les contrats, permettra à Claude Bartolone de parvenir à ses fins, puisque son département pourra désormais rembourser ses prêts à un taux plus conforme au droit commun. Ce succès en appelant d'autres, il devenait urgent pour l’État et de légiférer, et de trouver un compromis global. Ce qui, évidemment, soulève une question.

Car comme le remarque perfidement Gilles Carrez la Seine Saint-Denis, ce département si pauvre, concentre malgré tout les effectifs de fonctionnaires les plus fournis d’Île de France, après Paris. Et son Conseil général dispose, au sein de sa Direction du budget, de trois services dotés, on le suppose, de fonctionnaires compétents, à même de lire un contrat, voire, hypothèse audacieuse, de comprendre ce qu'il signifie. Si l'on veut bien admettre l'argument complaisant que Karine Berger avance à l'Assemblée, avec sa pauvre petite commune de 10 000 habitants accédant en dépit du bon sens à des produits financiers incompréhensibles, cette histoire de victime innocente ne marche plus pour la Seine Saint-Denis ; il faut donc en inventer une autre. Si la gauche avance la thèse de la finance prédatrice, que la loi seule a le pouvoir de contenir, et la droite celle de l'irresponsabilité doublée d'un aléa moral, on se doit d'en avancer une troisième, la roublardise de l'homme d'appareil qui engrange à court terme les bénéfices d'un contrat qui lui est favorable tout en comptant bien, à moyen terme, sur son art de la procédure pour le dénoncer, au cas où l'affaire tournerait mal.
En Seine Saint Denis, Claude Bartolone et son successeur, Stéphane Troussel, ont joué, et remporté le tapis. D'un seul coup judicieusement placé, les élus font tomber toutes les quilles puisqu'ils gardent les gains des années de faible taux, mutualisent les pertes subies par la suite du fait de ces emprunts, et, ne retenant que ce qui les arrange du jugement du tribunal de Nanterre, se posent en combattants victorieux, braves petits soldats venant, à force d'obstination, à bout de la finance anonyme, pour le plus grand profit de leur capital électoral. Ainsi fonctionne l'aléa moral propre aux élus : leur irresponsabilité trouve sa source dans cette conviction selon laquelle ils trouveront toujours, au nom du peuple et de la démocratie, en tirant parti de la complexité toujours croissante du droit, une astuce pour s'en sortir, et qu'il s'en sortiront d'autant mieux que leur situation sera grave, et qu'elle commandera donc l'intervention d'un État dont les poches profondes n'en sont plus à quelques milliards près.

chenil

, 19:28

En vertu du monopole qu'ils étaient en mesure d'exercer sur l'utilisation d'une ressource rare et non substituable, les fréquences hertziennes, les gouvernants ont pu, sur le sol national, pendant très longtemps, contrôler le développement de la télévision. Réagissant chaque fois qu'une nouveauté technique, ou une pression économique et sociale, rendait un élargissement de l'offre physiquement possible, et politiquement souhaitable, ils ont mis en œuvre une politique malthusienne qui a réussi, et sans doute au-delà de leurs espérances, à restreindre drastiquement le nombre comme la diversité des diffuseurs admis à proposer leurs programmes au public le plus large, celui qui passe ses journées devant les écrans télé. Ainsi l'invention de Canal+, la chaîne du football et du cinéma californien, a-t-elle permis de faire coup double, en stérilisant un réseau hertzien tout en asséchant les financements qui auraient permis, comme en Allemagne, le développement du câble. La privatisation de TF1 a inauguré une concurrence déloyale dans l'accès aux ressources publicitaires, grâce à laquelle il n'existe en France, aujourd'hui encore, avec M6, qu'une seule chaîne privée au sens commun du terme. Les principales fréquences de la TNT, après un léger flottement au départ, sont désormais toutes exploitées par des filiales des diffuseurs nationaux, publics ou privés, dont le plus jeune a vu le jour voilà vingt-cinq ans.
En limitant ainsi très étroitement le nombre des élus, le pouvoir a créé un vaste chenil de clients et d'obligés, d'autant plus déterminés à garder sévèrement leurs niches que le douillet confort de celles-ci dépend exclusivement des capacités de leur maître à maintenir un dispositif règlementaire protecteur, faute duquel ils se retrouveraient dans l'heure abandonnés aux vents contraires de l'économie normale, celle de la libre concurrence. Or il se trouve que, par une facétie du destin, les mêmes politiques en cherchant, pour faire moderne, à fournir à tous les foyers un accès de très haut débit aux merveilles du monde de l'Internet, éliminent la seule justification incontestable à leur politique malthusienne, la pénurie physique caractéristique du partage des ressources hertziennes. Aussi, face au danger, les plaidoyers prolifèrent-ils, le dernier en date se voyant accordé, en cette veille de festival de Cannes, une pleine page dans l'édition du weekend du quotidien du soir.

Écrit par un réalisateur s'exprimant ici en tant que lobbyiste, il fait preuve d’une belle inventivité stratégique, puisque l'auteur commence par attaquer son propre camp auquel il reproche avec pertinence d'avoir délaissé son public, renonçant à la rémunération ordinaire du spectacle, les entrées en salle, au profit des recettes variées, abondantes et garanties que lui offrent les multiples dispositifs de soutien à la production. Le cinéma français, en conséquence, se satisfait pleinement des nourritures que lui dispense son maître télévision, et l'alimente en retour de ces téléfilms anodins et indolores dont la répétitive médiocrité trompe de moins en moins de monde, et commence à mécontenter les télédiffuseurs. La séquence d’autocritique inaugurale achevée, on aborde la lancinante question de fond : comment trouver encore plus de sous. La réponse coule de source : élargir la base des contributeurs, en faisant ratifier le principe selon lequel Internet, c'est de la télé, donc que les fournisseurs d'accès sont des diffuseurs comme les autres, et qu'ils doivent de ce fait, comme les autres, participer.

L'idée n'est pas neuve, et Samuel a souvent eu l'occasion de dire tout le bien qu'il en pense. Pourtant, il n'est pas inutile de se demander sur quels arguments une telle prétention peut bien s'appuyer. Techniquement comme économiquement, Internet relève aujourd'hui du domaine privé : les investissements dans le réseau sont le fait de sociétés privées qui, bien ou mal, adaptent sa capacité à leurs besoins. Les contraintes qui pèsent sur cette ressource qui ne regarde en aucune façon l’État, en d'autres termes, ne sont plus physiques, et relèvent uniquement de l'économie de marché. Et les acteurs qui y agissent dans le respect des lois peuvent s'y comporter comme bon leur semble. Ils peuvent, par exemple, diffuser gratuitement, au prix de quelques encarts publicitaires, les programmes télévisés dont ils possèdent les droits mais que, malgré l’admirable diversité de canaux offerts aux téléspectateurs, ils ont perdu l'espoir d'exploiter autrement, tandis que la contrainte du marché illégal leur impose d'agir. D'autres, pendant ce temps là, travaillent discrètement à la construction d'un système alternatif, grâce auquel le financement des contenus numériques sera directement recueilli auprès de leurs utilisateurs. Bien sûr, on n'attend pas de ce circuit une subversion de l'ancien monde. Mais il possède quelques propriétés remarquables. Il montre d'abord à quel point ce public supposé comblé par les professionnels du spectacle télévisé et cinématographique l'est tellement peu qu'il décide de faire à leur place une partie fondamentale de leur travail, celui qui permet à leurs programmes d'exister. Il prouve ensuite que, en dépit de la modestie des sommes investies, un tel système peut prospérer en se dispensant de tout mode de financement règlementé, et donc de toute dépendance aux puissants, et de tout clientélisme. À ce titre, il montre une fois de plus à quel point Internet reste avant tout un inégalable accumulateur de libertés, qu'il s'agisse de celle de s'exprimer, ou de celle de choisir ce que l'on souhaite regarder en jugeant de l'opportunité d'y consacrer les sommes que l'on désire. Habitués qu'ils sont à attendre que la nourriture tombe du ciel, les pensionnaires du chenil, unis avec leurs maîtres dans une commune tentative d'imposer un contrôle qui ne peut réussir qu'en mettant radicalement en cause quelques libertés parmi les plus fondamentales, risquent de rencontrer bien des difficultés, et d'avoir besoin de bien d'autre ressources que leur habituelle inventivité règlementaire pour parvenir à leurs fins.

visite

, 19:17

Quand bien même elle viendrait perturber son emploi du temps, un sociologue ne saurait refuser l'occasion qui lui est offerte de se livrer à une petite observation, en particulier lorsque celle-ci possède la triple particularité de se dérouler dans un lieu inconnu et selon des modalités inédites, tout en faisant intervenir une population familière, mais que l'on n'avait jamais eu l'occasion de rencontrer en un tel endroit ni en de semblables circonstances. Il ne s'agit pourtant que de rendre compte de la visite que, pour la première fois en quatre ans de thèse, l'AERES rend à son UMR. Mais le concours de beauté préparé depuis des mois par les enseignants du labo et dont l'épreuve décisive se joue en ce mercredi apporte de quoi remplir son carnet de notes, en commençant, selon la méthode, par décrire un lieu, objectivement, stupéfiant.

Pour une raison que l'on ignore, mais peut-être parce que l'UMR a son siège au centre Pouchet, une des plus grosses boutiques sociologiques du CNRS sans doute déjà bien connue des visiteurs de l'AERES, la procédure se déroule à Paris 8, plus précisément dans le bâtiment A et, pour être complet, dans l'espace Gilles Deleuze, que l'on découvre pour l'occasion, et avec ravissement. Cachée tout au fond d'un couloir au premier étage du plus vieux bâtiment de l'université, construit en 1980 pour entasser les rescapés de l'aventure vincennoise, on découvre une ancienne salle de cours récemment métamorphosée en une majestueuse salle de conseil dont l'espace est pour l'essentiel occupé par une énorme table ovale capable d'accueillir au minimum une trentaine de convives, équipée d'un système audio qui marche et pourvue d'un mobilier de bureau de bonne qualité, même si une enquête discrète n'a pas permis d'en établir la provenance. Le faux plafond lisse et son éclairage discret, la décoration minimale, les murs blancs, le grand portrait du père fondateur affiché dans le couloir, tout cela donnerait presque l'impression d'accéder au Chefetage d'une multinationale allemande si seulement les fenêtres ne délivraient pas le spectacle sinistre d'une morne banlieue semi-pavillonnaire. Dans l'angle, un comptoir où le maître d'hôtel fourni par un prestataire s'apprête à déballer ses cartons de victuailles confirme que l'on se trouve bien dans une sorte d'enclave, du genre de celles où les élites, administratives et intellectuelles en l'espèce, aiment à se retrouver entre elles, le buffet devenant le principal lieu d'échange des informations pertinentes. On se demande juste par quel passage secret la puissance invitante a bien pu faire passer les membres de l'AERES, pour les priver de l'occasion de jeter un coup d'œil aux alentours. Il ne manque, en fait, qu'une ventilation efficace, la chaleur et l'humidité constituant peut-être une forte incitation à respecter les horaires.
À moins que la salle ne soit tout simplement pas destinée à accueillir quatre vingt personnes ; une évaluation rapide des cartons de nourriture disponibles confirme en tout cas que les doctorants ne seront pas invités au festin. Ils ont, en compensation, le privilège de vivre une circonstance rare, le moment où, à rebours de tous les usages, ce sont les enseignants qui quittent la salle, les laissant seuls avec les évaluateurs. Avec leurs questions, qui visent à connaître le nombre de doctorants dont les thèses sont financées et la manière dont elles le sont, le rôle de l'école doctorale au travers des aides diverses qu'elle est susceptible de fournir, et pas seulement sur un plan pécuniaire, les possibilités de placement des jeunes docteurs en dehors du seul cadre universitaire et le soutien que leur apporte à cette fin leur laboratoire, l'inscription de l'UMR dans un cadre international, et en particulier son aide à publications dans la langue fétiche, on comprend assez vite que ce comité d'évaluation, majoritairement masculin et composé de sveltes quadragénaires en costume noir, ne partage pas ces seuls traits avec les auditeurs des grands cabinets mondiaux de conseil aux entreprises. Pourtant sociologues et issus des meilleures lignées, Sciences Po, l'EHESS, ils viennent simplement s'assurer qu'il y a des sous, qu'ils sont employés de façon efficace et efficiente, au profit de futurs diplômés qui, même spécialisés en matières futiles, ne passeront pas le reste de leur existence à la charge de la collectivité.

Ainsi faut-il, au moins dans ce genre de circonstance, comprendre le rôle de l'AERES, et admettre que l'évaluation à laquelle elle se livre ne porte nullement sur un quelconque contenu scientifique, et encore moins sur la qualité de celui-ci. Il s'agit juste d'une forme particulière de Cour des comptes, destinée, grâce à l'astuce aussi légitime que générale du contrôle par les pairs, à épargner la susceptibilité des enseignants, et à les confirmer dans leur certitude qu'ils sont redevables d'un traitement à part et n'ont pas à être évalués comme des fonctionnaires ordinaires c'est à dire, en fait, comme tous les autres. N'étant pas composée de magistrats, l'AERES dispose bien sûr de bien moins de pouvoirs que la Cour des comptes ; elle possède, en revanche, l'arme de l'exhaustivité, puisque sa mission implique, un jour ou l'autre, de rendre visite à chaque établissement d'enseignement supérieur.
Le lendemain, on recevra avec amusement un message de la directrice adjointe de l'UMR, qui, même si elle pense que tout s'est bien passé, attend dans l'anxiété de recevoir sa note. On aura, en tout cas, vécu un moment rare, qui donne l'impression que, contrairement aux étudiants englués dans les strates inférieures de la carrière, les doctorants ne sont pas juste du bétail. Plutôt un genre d'animaux de compagnie, en fait.

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